lundi 31 décembre 2012

Inde : le viol, la loi et la classe moyenne

par Walter Fernandes SJ. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala 
Original: India:  India: Rape, the Law and the Middle Class
Español   India: violaciones, leyes y clase media

Le viol traumatique de la jeune femme de Delhi s'est terminé par sa mort. L'atrocité a suscité la colère de la classe moyenne dans tout le pays. L'émotion était grande autour de cet acte atroce de quelques hommes ivres et les manifestants a exprimé des exigences telles que la peine de mort et la castration publique pour les violeurs. Cette explosion est compréhensible étant donné la cruauté des auteurs du crime.

Cependant, on peut se demander si cela ne restera qu'un exemple de plus de réaction à un cas unique, sans prise de conscience du malaise qui conduit à de tels crimes. L'affaire a été très médiatisée parce que c'est arrivé à Delhi. Cela ne réduit pas l'atrocité du crime. Mais pour qu'un changement se produise en faveur des femmes,  il faut aller au-delà de ce simple cas et faire face aux problèmes en jeu. Il faut se rappeler que ce qui est arrivé à Delhi n'est pas une exception. Cela a reçu une publicité parce que c'est arrivé dans la capitale, mais de nombreux autres cas sont régulièrement passés sous silence ou ne sont pas rapportés dans les médias. Selon les chiffres de la police, l'Inde a connu en 2011  228 650 crimes contre des femmes,  dont 24 206 viols et 35 565 enlèvements.
Il s'agit des cas signalés. Probablement un nombre beaucoup plus important ne sont pas signalés en raison de la stigmatisation qui y est attachée. Deuxièmement, d'après les données de la police, environ 90 pour cent des viols sont commis par des personnes connues de la victime, pour la plupart des membres de sa famille. Troisièmement, un grand nombre de victimes appartiennent à des communautés sans voix. Par exemple, dans un article paru dans Countercurrents, Cynthia Stephen cite une jeune fille dalit* d'un village du Tamil Nadu qui dit : "Il n'y a pas de fille dans notre rue qui n'ait pas été forcée ou violée par les hommes de la caste dominante quand elle va aux champs pour chercher de l'eau ou pour travailler." Les hommes des castes dominantes menacent les dalits de conséquences terribles si elles osent se plaindre à la police. Ces cas ne sont donc pas signalés.

Captures d'écran de télévisions régionales informant sur des viols de jeunes femmes dalits

Enfin, la police ajoute souvent au traumatisme. Par exemple, une jeune fille de 18 ans du village de Badhshapur dans le district de Patiala (Punjab) s'est suicidée le 26 décembre, six semaines après avoir été violée par trois hommes. Sa mère rapporte que quand elle est allée se plaindre à la police, les policiers l'ont humiliée avec des questions obscènes comme "Comment ont-ils touché votre poitrine? Ont-ils ouvert d'abord leurs jeans ou leurs vestes ?" Les criminels n'ont été arrêtés qu'après son suicide. Ou prenons le cas de l'officier de police dans l'Haryana, qui a été élevé au rang le plus élevé bien qu'une star du tennis en herbe l'eût accusé de l'avoir violée. Elle aussi s'est suicidée parce qu'elle était incapable de supporter le harcèlement. Le policier a été condamné à une peine de six mois de prison quelques années après sa retraite.
Ces cas et d'autres sont symboliques de l'attitude de notre société. La classe moyenne manifeste pour des cas très médiatisés et ignore le reste. Les médias dits nationaux font de même. Par exemple, lorsque le 23 décembre 2005 quelques étudiantes montèrent dans un compartiment de train à Kokrajhar, ignorant que c'était un wagon militaire. Toutes ont été violées par des hommes payés pour protéger les citoyens. Mais ça n'est pas devenu une info nationale. Même dans l'Assam c'est resté une affaires de femmes Bodo**, pas de toutes les femmes.

Bodo women, victims of ethnic violence, at a relief camp in a village in Kokrajhar district, Assam, July 25, 2012.

Femmes Bodo, victimes de violence ethniciste, dans un camp de secours d'un village du district de Kokrajhar, en Assam, 25 juillet 2012. 
Anupam Nath/Associated Press


En d'autres termes, les crimes contre les femmes sont le résultat des fortes valeurs patriarcales de notre société, mais sont aussi conditionnées par les attitudes ethniques et de caste et dans de nombreux cas par un faux sentiment de patriotisme. Par exemple, lorsque les forces de sécurité violent des femmes on dit aux gens de protéger leur honneur et ne pas signaler ces cas. Les victimes n'ont pas d'importance. Même les lois comme la Loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées*** protègent ces criminels en uniforme.



"L'armée indienne nous viole" : Des femmes nues protestent le 15 juillet 2004 à Imphal, capitale de l'Etat du Manipur, dans le Nord-est, devant une caserne des paramilitaires du régiment des Assam Rifles contre le viol, la torture et l'assassinat de Thangjam Manorama Devi, une jeune femme de 32 ans
Compte tenu de ces attitudes, on peut se demander si de nouvelles lois, et même la peine de mort, peuvent prévenir ces crimes. On ne peut pas nier que des réformes de la police et des lois fortes sont nécessaires. Mais elles ne peuvent à elles seules résoudre les problèmes qui sont profondément enracinés dans notre culture comme les centaines de milliers de fœtus féminins avortés chaque année parce que les femmes sont considérées comme un fardeau. Si tous les violeurs devaient être pendus, les victimes auraient à perdre certains membres de la famille qui sont les auteurs de ces crimes.

En outre, l'acceptation de la valeur de la supériorité masculine par la plupart des femmes assure que les abus sont souvent gardés secrets sous le prétexte de protéger l'honneur de la jeune fille ou de la famille. Ou prenons le cas des lois coutumières tribales dans le Nord-Est qui donnent tout le pouvoir social aux seuls hommes. Les dirigeants refusent de changer les lois. Par exemple, le Nagaland n'a pas été en mesure d'organiser des élections municipales en raison de l'opposition des chefs tribaux au quota de 33% des sièges pour les femmes. Ils affirment que leur droit coutumier ne permet pas aux femmes d'avoir du pouvoir politique.
Il est donc clair que des lois ne peuvent pas changer ce système. La dot, le travail des enfants, la discrimination de caste sont interdits par la loi. Mais ces lois ne peuvent pas être appliquées sans modifier les attitudes qui donnent naissance à ces abus. C'est aussi vrai pour le statut des femmes que pour la corruption ou les attitudes de caste et ethniques. Aucune loi ne peut entrer en vigueur sans une infrastructure sociale pour la soutenir. Mais la tentation de la classe moyenne qui mène les manifestations contre le viol, la corruption et d'autres abus est de prendre un événement isolé et d'ignorer les attitudes et les systèmes sociaux qui en sont la cause. Par exemple, cette classe a pris à juste titre la corruption politique comme une cause de lutte, mais très peu d'entre eux s'est demandé si les mains de ceux qui protestaient étaient propres. De même, cette classe a également protesté contre l'arrestation arbitraire et l'emprisonnement du Dr. Binayak Sen****, ce qui était nécessaire. Mais ils n'ont pas remis en cause la Loi sur la sédition***** ou les besoins de la classe moyenne au nom desquels les tribus sont déplacées. Leur paupérisation est à l'origine de la rébellion maoïste en Inde centrale.
Il faut également veiller à ce que la question du viol ne se termine pas avec un cas. Les attitudes de genre, de classe et de caste qui causent de tels abus doivent être abordées. On ne peut pas s'en tenir à une condamnation des politiciens et des services de police. Cette étape est nécessaire, mais de nouvelles lois ne peuvent que donner bonne conscience et ne peuvent pas résoudre le problème. Il faut faire une introspection et examiner les valeurs sociales et culturelles qui sont derrière ces crimes. Si l'affaire de Delhi conduit à un tel auto-examen, la jeune femme de 23 ans n'aura pas donné sa vie en vain.
NdT
*Dalit : litt. "opprimé", hors-caste ("intouchable")
**Bodo : plus importante communauté tribale de l'Assam appartenant au groupe tibéto-birman, faisant partie des "scheduled tribes" protégées par la Constitution et censées bénéficier de mesures de discrimination positive. En août 2012, des violences exercées par des Musulmans ont provoqué la mort de 78 Bodos et la fuite de 400 000 d'entre eux.
*** La loi AFSPA (Armed Forces Special Powers Act) a été adoptée en 1958 pour donner des pouvoirs spéciaux à l'armée dans les Etats d'Arunachal Pradesh, Assam, Manipur, Meghalaya, Mizoram, Nagaland et Tripura. Elle a été étendue au Jammu et Cachemire en 1990. Elle étend de façon considérable les pouvoirs des forces de sécurité pour lutter contre des mouvements sécessionnistes. L'AFSPA a couvert de nombreux actes de violence militaires, causant la mort de dizaines de milliers de personnes.
****Pédiatre et vice-président de l'Union populaire pour les libertés civiles, condamné au nom de la loi contre la sédition à la prison à vie pour aide aux Naxalites (guérilléros maoïstes), libéré sous caution. Adopté comme prisonnier de conscience par Amnesty International.
*****Article du Code pénal datant de 1860 et donc hérité des anciens maîtres britanniques, utilisé contre les militants dérangeant le pouvoir.

"Stop...au viol" : panneau détourné à Delhi
 



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