par Frédéric Bobin, Le Monde, 23/12/2012
Une manifestation pour prendre des mesures de sécurité contre le viol, à New Delhi le 23 octobre. | AFP/Andrew Caballero-Reynolds |
New Delhi gronde d'émotion et de colère. Les foules sont sorties dans la rue, bougie au poing, honorer la victime ou, pour les plus virulents, appeler à la pendaison des agresseurs, brandissant des photos d'une corde. La police a même dû jouer
du canon à eau pour les éloigner des bâtiments officiels. Les étudiants
étaient à l'avant-garde. De mémoire d'habitant de la capitale indienne,
jamais viol n'avait jeté ainsi les gens sur le pavé.
Est-ce le viol de trop ? Depuis plusieur jours, l'actualité en Inde n'a tourné qu'autour de ce drame de Mahipalpur, le quartier de New Delhi
où l'on a retrouvé un couple nu, jeté sur un trottoir poussiéreux comme
un paquet encombrant. La jeune fille a été violée et battue si
sauvagement qu'elle lutte aujourd'hui contre la mort à l'hôpital. Le
jeune homme, l'ami qui a tenté de la défendre, est couvert d'hématomes.
A New Delhi, ville de 22 millions d'habitants, un viol est commis toutes les dix-huit heures, en tout cas selon les statistiques officielles (qui laissent dans l'ombre nombre de cas). Alors, pourquoi cette affaire-là précisément ? Pourquoi cette flambée de rage aussitôt la nouvelle de Mahipalpur connue ? Probablement parce que la coupe était pleine et que, dans ces cas-là, la première occasion est la bonne.
Autre explication : le jeune couple est emblématique de la classe moyenne de New Delhi, et la jeunesse des campus et des studios de télévision peut aisément s'y reconnaître. Elle, 23 ans, est étudiante en médecine. Lui, 28 ans, est ingénieur informatique. Ils sortaient d'un cinéma de Saket, quartier aux complexes commerciaux rutilants de modernité. Ils sont montés dans un bus privé. Une bande attendait sur les banquettes. Le chauffeur était complice. Le viol collectif s'est déchaîné derrière les vitres teintées alors que le bus traversait impunément la ville.
Par les temps qui courent, la classe moyenne est d'humeur rebelle en Inde. Corruption, chaos urbain, incompétence de la police, impéritie des dirigeants politiques... : les griefs ne manquent pas. En 2011, un grand mouvement de protestation contre la corruption, cristallisé autour d'une vertueuse figure gandhienne, Anna Hazare, avait mobilisé cette partie de la population dans les grandes villes.
Toutes proportions gardées, l'agitation de ces derniers jours prolonge l'élan. Elle illustre la fracture entre une classe moyenne émergente et un système qui lui semble indifférent au sort des gens. Un chiffre est souvent revenu dans les commentaires à la suite de l'affaire : 30 % de la police de New Delhi est enrôlée dans la protection des "VIP". Que fait donc la police ? Elle protège les puissants. Et cette élite politique, rappelle-t-on à l'envi, est elle-même partiellement criminalisée. Car il y a cet autre chiffre, très connu en Inde : 28 % des parlementaires ont maille à partir avec la justice. Cherchez l'erreur.
Durant deux jours, les télévisons commerciales ont donc sonné le clairon de la révolte. La chaîne Times Now a lancé une campagne sur le thème : "Where is my India ?" ("Où est mon Inde ?"). Sa concurrente CNN-IBN a répliqué avec le mot d'ordre : "Stop this shame !" ("Arrêtez cette honte ! "). Des panels d'invités ont débattu pendant des heures des causes du drame et des leçons à en tirer. Il fut question, en vrac, de durcir la législation, de pendre ou de castrer les violeurs, d'enlever les vitres teintées des bus, de réformer les transports publics, de remettre la police dans la rue.
Le plus intéressant résidait assurément dans les témoignages de femmes qui racontaient le harcèlement sexuel au quotidien dans les lieux publics. En Inde, on use d'un étrange euphémisme pour évoquer ce phénomène : "Eve teasing" (littéralement "taquiner Eve"). L'ordre social est en général assez goguenard sur le sujet. D'où la difficulté pour les femmes d'aller porter plainte. En avril, l'hebdomadaire Tehelka, enquêtant sur l'attitude de la police à l'égard des victimes de viol, avait recueilli (en caméra cachée) ces propos d'un inspecteur de police près de New Delhi : "Elle est habillée d'une telle manière que cela force les hommes à être attirés par elle." Sur trente officiers de police interrogés par Tehelka, la moitié tenait ce type de langage.
Au fil des débats, l'Inde fut donc invitée à se regarder crûment en face, à se livrer à une douloureuse introspection. Dans une tribune du quotidien The Hindu, la juriste Ratna Kapur notait ainsi "une crise de la masculinité indienne". "Alors que les femmes entrent sur le marché du travail, soulignait-elle, leur audace et leur confiance en elles semblent déclencher un sentiment d'insécurité au sein d'une société où les hommes étaient jusque-là aux commandes."
Elle ajoutait : "Davantage de lois ou l'appel à la peine capitale ne sont pas des réponses à ce qui est un problème sociétal enraciné." Cette "racine" du "problème sociétal", c'est la glorification du garçon, dont les foeticides de fille sont la conséquence. Il est donc temps, exhortait Ratna Kapur dans The Hindu, que la société cesse d'"élever les garçons d'une manière qui leur inculquera le sens de la supériorité et du privilège".
Sain débat. Dans le même journal, un éditorial trahissait pourtant un certain scepticisme. Evoquant la victime du viol de Mahipalpur, l'article avertissait : "Dans six mois ou moins, elle sera oubliée." L'éditorialiste ne croyait pas si bien dire. Après deux jours de furie télévisée, les médias sont passés au sujet suivant, l'élection dans l'Etat du Gujarat (Ouest). Les bandeaux "Où est mon Inde ?" et "Arrêtez cette honte !" ont subitement disparu des écrans.
A New Delhi, ville de 22 millions d'habitants, un viol est commis toutes les dix-huit heures, en tout cas selon les statistiques officielles (qui laissent dans l'ombre nombre de cas). Alors, pourquoi cette affaire-là précisément ? Pourquoi cette flambée de rage aussitôt la nouvelle de Mahipalpur connue ? Probablement parce que la coupe était pleine et que, dans ces cas-là, la première occasion est la bonne.
Autre explication : le jeune couple est emblématique de la classe moyenne de New Delhi, et la jeunesse des campus et des studios de télévision peut aisément s'y reconnaître. Elle, 23 ans, est étudiante en médecine. Lui, 28 ans, est ingénieur informatique. Ils sortaient d'un cinéma de Saket, quartier aux complexes commerciaux rutilants de modernité. Ils sont montés dans un bus privé. Une bande attendait sur les banquettes. Le chauffeur était complice. Le viol collectif s'est déchaîné derrière les vitres teintées alors que le bus traversait impunément la ville.
Par les temps qui courent, la classe moyenne est d'humeur rebelle en Inde. Corruption, chaos urbain, incompétence de la police, impéritie des dirigeants politiques... : les griefs ne manquent pas. En 2011, un grand mouvement de protestation contre la corruption, cristallisé autour d'une vertueuse figure gandhienne, Anna Hazare, avait mobilisé cette partie de la population dans les grandes villes.
Toutes proportions gardées, l'agitation de ces derniers jours prolonge l'élan. Elle illustre la fracture entre une classe moyenne émergente et un système qui lui semble indifférent au sort des gens. Un chiffre est souvent revenu dans les commentaires à la suite de l'affaire : 30 % de la police de New Delhi est enrôlée dans la protection des "VIP". Que fait donc la police ? Elle protège les puissants. Et cette élite politique, rappelle-t-on à l'envi, est elle-même partiellement criminalisée. Car il y a cet autre chiffre, très connu en Inde : 28 % des parlementaires ont maille à partir avec la justice. Cherchez l'erreur.
Durant deux jours, les télévisons commerciales ont donc sonné le clairon de la révolte. La chaîne Times Now a lancé une campagne sur le thème : "Where is my India ?" ("Où est mon Inde ?"). Sa concurrente CNN-IBN a répliqué avec le mot d'ordre : "Stop this shame !" ("Arrêtez cette honte ! "). Des panels d'invités ont débattu pendant des heures des causes du drame et des leçons à en tirer. Il fut question, en vrac, de durcir la législation, de pendre ou de castrer les violeurs, d'enlever les vitres teintées des bus, de réformer les transports publics, de remettre la police dans la rue.
Le plus intéressant résidait assurément dans les témoignages de femmes qui racontaient le harcèlement sexuel au quotidien dans les lieux publics. En Inde, on use d'un étrange euphémisme pour évoquer ce phénomène : "Eve teasing" (littéralement "taquiner Eve"). L'ordre social est en général assez goguenard sur le sujet. D'où la difficulté pour les femmes d'aller porter plainte. En avril, l'hebdomadaire Tehelka, enquêtant sur l'attitude de la police à l'égard des victimes de viol, avait recueilli (en caméra cachée) ces propos d'un inspecteur de police près de New Delhi : "Elle est habillée d'une telle manière que cela force les hommes à être attirés par elle." Sur trente officiers de police interrogés par Tehelka, la moitié tenait ce type de langage.
Au fil des débats, l'Inde fut donc invitée à se regarder crûment en face, à se livrer à une douloureuse introspection. Dans une tribune du quotidien The Hindu, la juriste Ratna Kapur notait ainsi "une crise de la masculinité indienne". "Alors que les femmes entrent sur le marché du travail, soulignait-elle, leur audace et leur confiance en elles semblent déclencher un sentiment d'insécurité au sein d'une société où les hommes étaient jusque-là aux commandes."
Elle ajoutait : "Davantage de lois ou l'appel à la peine capitale ne sont pas des réponses à ce qui est un problème sociétal enraciné." Cette "racine" du "problème sociétal", c'est la glorification du garçon, dont les foeticides de fille sont la conséquence. Il est donc temps, exhortait Ratna Kapur dans The Hindu, que la société cesse d'"élever les garçons d'une manière qui leur inculquera le sens de la supériorité et du privilège".
Sain débat. Dans le même journal, un éditorial trahissait pourtant un certain scepticisme. Evoquant la victime du viol de Mahipalpur, l'article avertissait : "Dans six mois ou moins, elle sera oubliée." L'éditorialiste ne croyait pas si bien dire. Après deux jours de furie télévisée, les médias sont passés au sujet suivant, l'élection dans l'Etat du Gujarat (Ouest). Les bandeaux "Où est mon Inde ?" et "Arrêtez cette honte !" ont subitement disparu des écrans.
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