jeudi 13 décembre 2012

La dette grecque à la lumière du droit constitutionnel et du droit international

par George Katrougalos, 19/11/2012. Traduit par  Hélène Tagand  -  Virginie de Romanet , CADTM
A – La crise grecque, ses origines, ses causes et ses prétendus remèdes, les « mémorandums »
La crise grecque est le produit de trois facteurs convergents :
a) la crise généralisée du capitalisme néolibéral, en raison de l’échec systématique de la dérèglementation financière et de la « libéralisation » du travail ;
b) la construction déséquilibrée de l’Union monétaire européenne et l’abandon progressif du modèle social européen au profit d’un système néolibéral de gestion sociale ;
c) un système politique corrompu, fruit d’une relation perverse entre les élites politiques et économiques et d’un réseau corrompu de politiques clientélistes qui connaissait déjà une crise profonde avant le plan de sauvetage.
Cependant, en dépit de ce système politique pathologique, la crise grecque devrait être davantage vue comme un aspect de la crise du capitalisme européen, qui se fait jour sous différentes facettes dans plusieurs pays et reflète les faiblesses structurelles spécifiques à chacun d’eux : la surexposition bancaire en Irlande, la bulle immobilière en Espagne, la dette publique excessive en Grèce.
Il s’agit plutôt d’une crise due au déséquilibre de l’intégration économique et de l’union monétaire dans Union européenne. Une seule monnaie, par définition, ne permet pas la fluctuation de la devise, même lorsque des pays de l’union monétaire bénéficieraient de fluctuations des valeurs relatives. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, au fil du temps et en raison de l’impossibilité de dévaluer la monnaie, un produit d’une économie plus faible devient plus onéreux qu’un produit similaire issu d’une économie plus forte. Par conséquent, le déficit commercial entre les États s’accroît (cela se produit non seulement au sein des unions monétaires qui disposent d’une monnaie unique, mais également lorsqu’une économie fait coïncider sa monnaie avec une autre plus forte, comme ce fut le cas pour le Mexique et l’Argentine vis-à-vis du dollar étasunien). C’est pourquoi des économistes comme M. Feldstein ont, dès l’origine de la Zone Euro, averti que l’euro conduirait inévitablement à des déséquilibres commerciaux persistants entre les pays les plus compétitifs (notamment l’Allemagne) et les pays les moins compétitifs du Sud. Ainsi, les déficits du dernier ne sont que le revers de la médaille des excédents du premier.
Parodie d'une affiche de spectacle de Broadway : "Ma grosse grasse dette grecque, Actuellement jouée à Wall Street"
Le déséquilibre économique actuel de l’Union n’est donc pas un fait extérieur, imputable aux politiques nationales d’Etats méridionaux « prodigues », mais bien un fait inhérent aux dynamiques de la monnaie unique, et qui s’impose à ces États. La même tendance est à l’œuvre dans une fédération : il existe un flux de capitaux des économies infranationales les plus faibles vers les plus prospères, par ex du Wyoming vers New York. Mais dans ce dernier cas, à la fin de l’exercice, les mécanismes fiscaux de l’Union assurent, par des taxes et des transferts, une compensation partielle des pertes du Wyoming. Les fonds structurels de l’Union européenne pourraient jouer un rôle similaire, mais ils ne le font pas en raison de leurs ressources limitées.
En Grèce, la recette des prétendus « mémorandums » imposée par ses créanciers n’agit ni sur les causes nationales, ni sur les causes plus générales de la crise. A côté de réformes techniques évidentes contre l’évasion fiscale, elle n’a fait que répéter les mêmes diktats généraux de l’orthodoxie néolibérale. En substance, la recette préconise une réduction horizontale de toutes les dépenses publiques, notamment des dépenses sociales. Elle prévoit également une dérèglementation approfondie du droit du travail, et un transfert massif de richesses du secteur public vers le secteur privé via la privatisation d’entreprises publiques. Ces privatisations sont décidées sans tenir compte de la nature stratégique des entreprises publiques ou de leur utilité financière pour le budget.
Pour ce qui concerne les coupes dans les services sociaux, les mémorandums non seulement répètent l’antienne néolibérale habituelle, mais manipulent ouvertement les données. Les partisans des mémorandums prétendent par exemple que « le niveau des dépenses sociales de la Grèce (en part du PIB) demeure bien au-dessus de la moyenne de la zone euro » |1|, et en appellent à de nouvelles réductions de l’ordre de 1,5 % du PIB, à mettre en œuvre entre 2013-2014. Il s’agit là d’une erreur manifeste, pour employer un doux euphémisme. En 2008, les dépenses sociales grecques ne représentaient que 81 % de la moyenne des pays de l’UE-15 |2| et elles se sont effondrées depuis, en raison de la crise et des mesures d’austérité. En fait, la Commission européenne attend des dépenses publiques grecques qu’elles soient amputées de 18 % en 2012 |3|.
Tout aussi idéologiques et mensongères sont les allégations selon lesquelles les citoyens grecs ont une responsabilité morale dans la crise, en raison de leur prodigalité et de leur nonchalance. Ils ont été dépeints sous les traits de la cigale frivole du sud, qui voudrait vivre aux crochets de la fourmi protestante du nord. Or, non seulement la dette privée des ménages grecs est considérablement plus faible que la moyenne européenne |4|, mais la durée hebdomadaire du temps de travail est plus élevée en Grèce que dans tout autre état membre de l’Union européenne.
Dans ce cadre, les mémorandums peuvent n’être considérés que comme un épisode de l’actuel sado-monétarisme |5| de l’orthodoxie économique européenne, ou comme un aspect du plus général consensus néolibéral de Washington, imposé jusqu’à présent par le FMI à de nombreux pays du Tiers-monde. Leur ordre du jour ne peut cependant pas être légalement mis en œuvre dans le cadre constitutionnel existant. Les mémorandums impliquent qu’il incombera à la troïka, composée de l’Union européenne, du FMI et de la Banque centrale européenne, de définir et d’appliquer des politiques économiques, financières et sociales qui sont par nature contraires aux principes fondamentaux de l’État social. Ainsi, ce transfert de souveraineté ne place pas seulement le gouvernement et le parlement grec sous le contrôle politique direct de leurs créanciers, il est également absolument contraire à la constitution.
B- Les mesures d’austérité violent la Constitution grecque et le droit international
Les mesures d’austérité imposées à la Grèce par les mémorandums, leurs décrets d’application et les traités de prêt internationaux afférents, constituent une infraction grave à l’ordre juridique constitutionnel, européen et international, à la fois en termes de procédure et de droit positif : d’abord, aucun des deux traités de prêt n’a été ratifié par le parlement, contrairement à ce que prévoit l’article 36 § 2 de la constitution grecque. En effet, les deux traités contiennent des dispositions tellement exorbitantes sur la souveraineté nationale, qu’un certain nombre de parlementaires ne pourraient accepter de les adopter.
Plus précisément, les garanties de respect et de protection de la souveraineté nationale prévues par le droit constitutionnel et le droit international sont bafouées par la levée de l’immunité sur les questions relevant de la souveraineté nationale qui figure dans ces traités : en plus du transfert de facto de la souveraineté économique en faveur de la « troïka » pour toutes les décisions importantes, et comme le refus de se soumettre empêcherait d’obtenir la partie suivante du prêt, les traités comprennent également une levée explicite d’immunité, qui selon l’avis juridique joint, s’étend également aux questions relevant de la « souveraineté nationale ». Celle-ci dépasse largement les levées d’immunité d’exécution habituellement prévues et acceptées par le droit international .
Plus important encore, les mesures d’austérité violent plusieurs principes constitutionnels structurels (tels que les principes d’égalité des charges publiques et de l’État social de droit des articles 4 § 5 et 25 § 1 de la Constitution grecque) et des droits sociaux fondamentaux (articles 21, 22 et 23 de la même constitution). Elles violent également les garanties essentielles de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et le droit international du travail. Par exemple, la législation d’application des mémorandums a imposé d’importantes réductions de salaire, non seulement pour les fonctionnaires et les employés du secteur public dépendant du droit privé, mais également pour les employés du secteur privé, portant ainsi atteinte aux conventions collectives en vigueur. Il s’agit là d’une violation claire de l’autonomie collective, garantie par l’article 22 § 2 de la Constitution grecque  |6| et d’un certain nombre de traités internationaux, notamment l’article 8 de la Convention n° 151 de 1978 de l’Organisation internationale du travail et l’article 6 de la Charte sociale européenne |7|.
Cependant, la Grèce ne dispose pas d’un tribunal constitutionnel et les tribunaux ordinaires ont jusqu’à présent, dans leur majorité, accepter ces mesures comme constitutionnelles, les justifiant par l’état de nécessité auquel fait face l’économie grecque. Ce n’est que récemment que la Cour des comptes a déclaré à l’unanimité l’inconstitutionnalité de la dernière vague de diminutions des retraites et la Cour de cassation celle de la réduction du salaire des juges.
Cette position des tribunaux grecs tranche vivement avec les décisions des tribunaux constitutionnels d’autres pays ayant examiné les mesures d’austérité imposées par le Fonds monétaire international (FMI). Au cours de la décennie passée, lorsque le FMI s’est illustré en Amérique du Sud, plusieurs décisions ont invalidé les législations qui restreignaient les droits relatifs à la sécurité sociale. Par exemple en Colombie, le tribunal constitutionnel a annulé la disposition qui portait l’âge de la retraite de 60 à 62 ans |8|. En Argentine, le tribunal constitutionnel a invalidé une réduction de 13 % des retraites |9|. Plus récemment, les tribunaux constitutionnels de Lettonie  |10| et de Roumanie |11| ont rendu des décisions similaires sur des réductions des retraites. Le tribunal constitutionnel de Lettonie a explicitement réaffirmé, comme dans d’autres jugements précédents |12|, que « L’État lui-même est responsable du système de protection sociale et économique (types et montants des allocations) et de son maintien. Ce système dépend de la situation économique de l’État et des ressources disponibles. » Cependant, « même si l’État réduit le montant des allocations de retraite pendant une période de récession économique rapide, il existe néanmoins un socle de droits fondamentaux auxquels l’État ne peut déroger » |13| |14|. Le tribunal constitutionnel de Roumanie a rendu une décision reprenant des arguments similaires, sur la base de l’interprétation de l’article 47 § 2 de la Constitution, protégeant le droit à une sécurité sociale. Le tribunal a solennellement rappelé que « l’État a l’obligation de prendre toute mesure nécessaire à la réalisation de cet objectif et ne saurait adopter une conduite susceptible de limiter le droit à la sécurité sociale ».
Il est intéressant à cet égard que la Commission européenne ait reconnu dans sa dernière révision du programme l’inconstitutionnalité des dernières mesures d’austérité, affirmant que « des mesures budgétaires importantes sont susceptibles d’être invalidées par les tribunaux, ce qui pourrait conduire à la nécessité de combler le déficit budgétaire consécutif » |15|. Ainsi, la Commission n’est pas préoccupée par l’illégalité des mesures, elle ne mentionne cette illégalité que pour justifier une nouvelle vague de restrictions !
Bien que cet aspect juridique soit important, il ne doit pas masquer l’origine politique des mémorandums, qui servent deux objectifs : le premier est ouvertement assumé, il s’agit d’aider les créanciers à récupérer leur argent. Le second est de mettre en œuvre un vaste programme de restructuration sociale s’articulant autour de deux axes : a) la diminution du rôle de l’État et sa réforme selon les postulats néolibéraux et b) la reconstruction de la société grecque par la dérèglementation du travail et de la législation sociale.
Ainsi, l’impact le plus destructeur des mémorandums concerne le droit du travail. Ce dernier est la cible privilégiée des réformes structurelles que le FMI vise à imposer à tous les pays auxquels il « vient en aide ». La réforme, qui constitue une authentique contre-révolution, comprend l’annulation complète ou l’expiration prématurée de toutes les conventions collectives. Même la convention collective nationale a été modifiée unilatéralement, de manière à réduire le salaire minimum légal.
Évidemment, comme l’a remarqué le prix Nobel Amartya Sen dans le New York Times :
« De telles coupes tous azimuts [relèvent d’]une stratégie contreproductive, étant donné le chômage record et le nombre d’entreprises de production qui sont à l’arrêt en raison de la demande en berne. »
En outre, l’abrogation de la loi permettant aux syndicats de demander un arbitrage en cas de refus des employeurs de négocier les salaires, ainsi que l’expiration imposée des conventions collectives signifient que ce sera bientôt la fin de tout accord collectif.
Même pour ce qui concerne la réforme du secteur public, les mémorandums n’ont pas été « au service du changement » comme l’espérait leurs promoteurs. Ils ont imposé une réduction horizontale du personnel, qui n’a fait qu’empirer les problèmes structurels de l’administration grecque. Les seules agences publiques qui ont fermé leurs portes en raison de cette nouvelle législation sont celles qui étaient les plus utiles (telles que l’Organisation du logement social et l’Institut public de géologie et d’exploration minière (IGME), vital pour les investissements futurs et l’exploitation des ressources). Ainsi, en fait d’amélioration, on constate que les lacunes d’une organisation biaisée ont été accrues plutôt que comblées.
Les quelques avocats des mémorandums les présentent comme les remèdes aux vicissitudes institutionnelles du pays. En fait, la vérité est qu’aucune de ces vicissitudes n’a été corrigée par la (contre-)réforme. Les lacunes protection sociale demeurent et l’administration grecque est toujours aussi irrationnelle et mal coordonnée qu’elle ne l’était.
En outre, la manière unilatérale dont ces mesures ont été imposées au système politique grec par la Troïka constitue un danger réel, non seulement pour l’économie, mais surtout pour la démocratie.
Pour reprendre les termes d’Amartya Sen :
« Lorsque des politiques inefficaces et manifestement injustes sont dictées par les dirigeants, elles ruinent à la fois la démocratie et la possibilité de créer de bonnes politiques. L’échec évident des mandats d’austérité imposés jusqu’à présent a sapé non seulement la participation publique (qui est une valeur en soi) mais aussi la possibilité de parvenir à une solution sensée et opportunément orchestrée. »
 
"Dans cette situation, les rotules sont un luxe que la Grèce ne peut pas se permettre": les instances européennes en terroristes détenant les Grecs en otageet s'apprêtant à leur tirer deux balels dans les genoux, par Steve Bell, The Guardian
C – Vers la sortie de la crise
Quels sont les recours juridiques dont dispose la Grèce contre les exigences de ses créanciers ?
Il conviendrait d’abord de déterminer si la dette grecque est une dette illégitime, « odieuse ».
Selon la définition classique de Sack et la théorie actuelle du droit international |16|, une dette est généralement considérée comme odieuse si :
(a) elle a été contractée sans le consentement général de la nation ;
(b) elle n’a pas servi à répondre aux besoins de la population de l’État emprunteur et/ou ses clauses accordent un pouvoir abusif au créancier ; et
(c) le créancier était informé de ces deux faits.
Ces conditions semblent réunies dans le cas de la Grèce. Bien que l’on ne puisse prétendre que le régime grec, malgré ses pathologies, ne soit pas démocratique, il est clair que l’accumulation de dette par le biais des traités de prêt est rejetée par une vaste majorité de la population (entre 60 % et 81 % selon les sondages). Même la coalition actuellement au gouvernement a été élue sur la promesse de les renégocier.
De plus, cette dette ne bénéficie pas à la population grecque. Une infime partie de l’argent est destinée au gouvernement grec pour investir dans les services publics essentiels : la majeure partie revient directement dans les poches des créanciers. En fait, les autorités européennes prêtent à la Grèce de l’argent afin que celle-ci puisse rembourser les emprunts qu’elle a contractés auprès d’elles |17|. Ainsi, et sous l’effet des taux d’intérêt et des conditions de négociation imposés par les pays créanciers, la dette a enflé démesurément. Elle s’élevait à 120 % du PIB lorsque la Grèce a intégré le mécanisme de stabilité, elle atteint désormais 189 % du PIB et elle pourrait encore croître jusqu’à 200 % du PIB dans les prochaines années.
Enfin, on peut penser que les créanciers étaient parfaitement au fait de cette situation. Ils ont cependant imposé des conditions « abusives », comprenant la violation de la législation nationale de l’emprunteur |18|.
La doctrine de la dette odieuse n’est cependant pas encore reconnue par le droit international. Il est vrai qu’un document d’analyse de Robert Howse, de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) de 2007, identifiait 12 instances devant lesquelles la doctrine de la dette odieuse avait été invoquée, et aucune d’entre elles ne l’a jamais rejetée comme ne faisant pas partie du corpus du droit international. En revanche, les tribunaux l’écartent généralement au motif qu’elle ne s’applique pas aux cas concrets qu’ils examinent. Par exemple, dans l’affaire B des États-Unis contre l’ Iran en 1996, le tribunal a rejeté l’application de la doctrine de la dette odieuse, sans pour autant « prendre position dans le débat doctrinal ».
Ainsi, alors qu’elle est ni reconnue par un traité international, ni confirmée par la jurisprudence, il est difficile de prétendre qu’il s’agit d’une règle coutumière. En outre, la connaissance du caractère odieux de la dette grecque par les créanciers, bien qu’authentique, serait politiquement difficile à porter devant les publics de ces créanciers : par exemple, l’électorat allemand a entendu une toute autre histoire à propos des prêts qu’il « donnait » au Sud européen.
À la lumière de ces remarques, je pense qu’il est préférable de recourir à une utilisation combinée d’une approche fondée sur les droits humains et du principe de l’état de nécessité. Ces deux approches sont appuyées par des textes internationaux et par la jurisprudence. Par exemple, dans son commentaire général n° 2 sur l’article 22 de la Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels, le Comité du même nom a indiqué que les « mesures internationales visant à répondre à la crise de la dette devaient pleinement prendre en compte la nécessité de protéger les droits économiques, sociaux et culturels, entre autres par le biais de la coopération internationale ». Dans une perspective similaire, les directives de Maastricht sur les violations de ces droits considèrent comme une violation des droits humains l’omission, « par un État, de prendre en compte ses obligations légales internationales dans les domaines des droits économiques, sociaux et culturels lorsqu’il conclut des accords bilatéraux ou multilatéraux avec d’autres états, des organisations internationales ou des entreprises multinationales » |19|.
De même, le Comité européen des droits sociaux a récemment déclaré contraires à l’article 4 de la Charte sociale européenne (le droit à une rémunération juste) un certain nombre des clauses du premier paquet de mesures d’austérité imposées à la Grèce |20|.
Les instruments des droits humains doivent être utilisés conjointement avec le principe d’état de nécessité. Ce principe est reconnu par la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, ainsi que par les règles coutumières internationales et est applicable comme tel à tous les débiteurs et les créanciers. L’état de nécessité se caractérise par un grave danger menaçant l’existence de l’État lui-même, sa survie économique, le fonctionnement ininterrompu de ses principaux services et le maintien de la paix sur le territoire national |21|.
En bref, le principe suppose que les citoyens soient la priorité fondamentale d’un État et que si celui-ci ne parvient pas à satisfaire simultanément les prétentions de ses créanciers et ses fonctions essentielles, il doit privilégier ces dernières. Comme l’a formulé le gouvernement d’Afrique du Sud : « on ne saurait attendre d’un État qu’il ferme ses écoles, ses universités et ses tribunaux, qu’il démantèle ses forces de police et qu’il néglige ses services publics au point d’exposer sa communauté au désordre et au chaos pour rembourser de l’argent à ses prêteurs, qu’ils soient nationaux ou étrangers. Il y a des limites à ce que l’on peut raisonnablement attendre d‘un État, de même que d’un individu. Si dans une telle situation, le fardeau de l’infortune est équitablement divisé entre les citoyens nationaux et les étrangers et que ces derniers ne subissent pas de discrimination, ils n’ont pas de raison de se plaindre |22|. »
L’important est que ce principe est accepté par des décisions récentes des tribunaux internationaux et constitutionnels. Par exemple, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (ICSID) de la Banque mondiale dans des décisions de 2010 concernant le défaut de paiement de l’Argentine (et contrairement à sa jurisprudence) a reconnu l’état de nécessité comme règle coutumière du droit international |23|. Des décisions similaires ont été prises par la Cour italienne de cassation |24|., par la Cour constitutionnelle allemande |25| et par la Cour européenne des droits de l’homme |26|.
Jusqu’à présent, l’état de nécessité a été utilisé par le gouvernement grec comme argument devant les tribunaux nationaux afin de justifier de l’inconstitutionnalité des mesures d’austérité. Il peut les utiliser dans l’autre sens, comme argument du droit international aux fins de rejeter leur mise en œuvre.
Il s’agit en fait du même argument que celui développé par le gouvernement grec lors du litige qui l’opposa à la Belgique en 1938 et connu sous le nom de Société commerciale de Belgique :
« Il arrive parfois que des circonstances extérieures échappant à la volonté humaine empêchent les gouvernements de remplir leurs devoirs envers leurs créanciers et envers leur peuple : les ressources du pays sont insuffisantes pour satisfaire les deux à la fois. Il est impossible de rembourser complètement la dette et il est impossible de fournir en même temps au peuple une administration convenable et de garantir les conditions essentielles de son développement moral, social et économique. (...) La doctrine reconnaît dans ce cas que le devoir d’un gouvernement d’assurer le bon fonctionnement de ses services publics essentiels prévaut sur son devoir de s’acquitter de ses dettes. Aucun État ne saurait se voir demander d’exécuter ou d’exécuter complètement une obligation pécuniaire si cela mettait en péril le fonctionnement de ses services publics et aurait pour effet de désorganiser l’administration du pays. Dans le cas où le paiement de la dette compromettrait la vie économique ou l’Administration, le gouvernement est autorisé à suspendre ou à réduire le service de la dette »  |27|.
D – En guise de conclusion
Nous autres juristes essayons de trouver des solutions juridiques à tous les problèmes, parce que c’est notre métier. Mais cette crise n’est pas une question juridique, ce n’est même pas principalement une question économique, c’est avant tout une question politique. C’est une question relative à la façon dont les décisions importantes concernant la distribution des richesses vont être prises. Et je dois avouer qu’au début de la crise, j’étais très pessimiste sur le futur parce qu’il régnait en Grèce un climat de peur, climat que le gouvernement a cherché à entretenir, selon lequel il n’y avait pas d’autre solution, pas d’alternative à la soumission aux exigences de nos créanciers, car un pays qui ne peut subvenir à ses besoins doit leur obéir. Mais nous avons vu avec bonheur au cours de cette dernière année la montée d’un mouvement politique indépendant, massif et authentique, qui évite cet écueil de la peur et entend inventer de nouvelles solutions démocratiques.
Ce mouvement est encore flou et il est encore dans une logique de contradiction, sans agenda de propositions clair ni précis. Je suis très optimiste : je pense qu’il va évoluer non seulement dans la résistance mais aussi vers un mouvement qui produira des alternatives politiques et économiques concrètes. Le principal échec des politiques d’austérité réside dans le rejet qu’elles inspirent à une large majorité de la population. Le cobaye grec s’est échappé et cela signifie que l’expérience sociale du choc et de la crainte a échoué.
J’espère également que naîtra un mouvement paneuropéen partageant ces fondements. Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique du XIXème siècle, a dit qu’au sein de chaque nation cohabitaient en fait deux nations : les riches et les pauvres, dont les intérêts ne sont jamais les mêmes. Donc puisque nous partageons les mêmes problèmes, nous qui ne sommes pas riches, avons directement tout intérêt à partager des fondements et des politiques communs contre cette attaque néolibérale contre nos droits.
Notes
|1| IMF, Letter of Intent, Memorandum of Economic and Financial Policies and Technical Memorandum of Understanding, March 9, 2012, p. 8.
|2| Selon le système ESSPROS de statistiques relatives à la protection sociale (Petmesidou, 2011), pour 2009, les chiffres relatifs aux prestations de la protection sociale en part du PIB sont les suivants : moyenne pour l’UE-27 : 28,4 %, moyenne pour l’UE-15 : 29,1 %, Grèce 27,3 %.
|3| Social Europe, EU Employment and Social Situation I Quarterly Review, June, 2012.
|4| La dette privée grecque est estimée à environ 123,1 % du PIB, alors qu’elle s’élève à 208,3 % en Allemagne, à 198,3 % en Italie, à 240,5 % en France, à 238,4 % au Portugal et à 386 % au Royaume-Uni. Ces statistiques proviennent des données d’une étude de 2010 du McKinsey Global Institute.
|5| M. Perelman, (2012). ‘Sado-Monetarism : The Role of the Federal Reserve System in Keeping Wages Low’. Monthly Review, 63(11).
|6| L’article 8 de la Convention internationale du travail n° 151 de 1978 énonce que « Le règlement des différends survenant à propos de la détermination des conditions d’emploi sera recherché […], par voie de négociation entre les parties ou par une procédure donnant des garanties d’indépendance et d’impartialité ». Selon l’article 5 de la Convention internationale du travail n° 154 de 1981 : « Des mesures adaptées aux circonstances nationales devront être prises en vue de promouvoir la négociation collective ». Pour sa part, la Charte sociale européenne de 1961 (révisée en 1996) du Conseil de l’Europe énonce le droit de négocier collectivement (article 6) et le droit à la sécurité sociale (article 12). La réduction drastique des salaires et des pensions (dans certains cas de plus de 35 %) est également contraire à la protection des biens aux termes de l’article 1er du Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’Homme. En fait, le concept de biens pourrait, conformément à la jurisprudence de la Convention européenne des droits de l’Homme, comprendre les salaires et les prestations de sécurité sociale (cf. Hellenic Council of State (ΣτΕ), decision 632/1978).
|7| Voir ECHR, Affaire Stec et autres c. Royaume-Uni (décision d’admissibilité)[GC], n° 65731/01 and 65900/01, παρ.51, ECHR 2005-X. En général la Cour de Strasbourg considère qu’un accord avec le FMI n’entrave pas la protection de la CEDH. Voir l’affaire Capital Bank AD c. Bulgarie, n° 49429/99, παρ.110-111, ECHR 2005-XII, 24.11.2005.
|8| Décision C-754, voir S. Clavijo, Social Security Reforms in Colombia : Striking Demographic and Fiscal Balances, International Monetary Fund Paper, WP/09/58 2009.
|9| Décision du 22 août 2003, voir IMF, Lessons from the Crisis in Argentina, Prepared by the Policy Development and Review Department In consultation with the other Departments, approved by Timothy Geithner October 8, 2003.
|10| Décision du 21 décembre 2009 dans l’affaire n° 2009-43-01/
|11| Décisions n° 872-873 du 25 juin 2010, Official Gazette no.433 of June 25, 2010.
|12| Voir paragraphe 1 de la conclusion du jugement du tribunal constitutionnel dans l’affaire n° 2001-11-0106 du 25 février 2002 et paragraphe 9 du jugement de l’affaire n° 2005-19-01 du 22 décembre 2005
|13| souligné par nous.
|14| Le tribunal fait référence au jugement de la CEDH dans l’affaire Kjartan Ásmundsson c. Islande, n° 60669/00, du 30 mars 2005, para. 39.
|15| COMMISSION EUROPÉENNE DIRECTION GÉNÉRALE DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES, Second programme d’ajustement économique pour la Grèce – première révision, novembre 2012
|16| voir, entre autres, Y. Wong, Sovereign Finance and the Poverty of Nations : Odious Debt in International Law, 2012.
|17| Alderman and Ewing, New York Times, 30 mai 2012.
|18| J. Hanlon, “Defining illegitimate debt and linking its cancellation to economic justice” (Milton Keynes, Open University, 2002), p. 53.
|19| para. 15 (j)).
|20| Décisions relatives aux plaintes n° 65 et 66, toutes deux déposées par les syndicats GENOP-DEI et ADEDY. Ces décisions sont les premières que le Comité a prises à cet égard. D’autres décisions sur les restrictions des droits sociaux en raison de la crise économique en Grèce seront prises par le Comité dans le cadre de l’examen des plaintes n° 76/2012, 77/2012, 78/2012, 79/2012 et 80/2012.
|21| voir l’annexe au huitième rapport sur la responsabilité de l’État, dans : Yearbook of the International Law Commission 1980, Vol. II.
|22| Ibidem, note 44 avec référence à l’étude du secrétariat, para. 64.
|23| ICSID Case No. ARB/02/16 Sempra Energy v. Argentina (annulment) of 2010, ICSID LG&E Energy Corp., LG&E Capital Corp. and LG&E International Inc.1 v. Argentine Republic (ICSID Case No. ARB/02/1, Decision on Liability), para. 267.
|24| Corte Suprema di Cassazione, Ordinanza of 27/5/2005, R.G.N. 6532/04
|25| BVerfG, 2 BvR 120/03 of 4/5/2006.
|26| Malysh v. Russia, para 80.
|27| annexe au huitième rapport sur la responsabilité de l’État, dans : Yearbook of the International Law Commission, op. cit., p. 25.
 

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