vendredi 14 décembre 2012

Made in Bangladesh : le prix humain de nos doudounes et tee-shirts

par Eva Lacoste, Golias Hebdo, 5/12/2012
Mesures de sécurité pour le moins laxistes, circuits électriques défectueux... en six ans, plus de sept cents personnes ont trouvé la mort dans des usines d’habillement au Bangladesh et au Pakistan. Cynisme, rendement et bénéfices maximums, salaires de misère, la prospérité des firmes occidentales et autres est à ce prix.
Au moins 122 ouvriers et ouvrières ont perdu la vie le samedi 24 novembre dans l’incendie de l’usine de confection Tazreen Fashion, située dans la zone industrielle d’Ashulia, dans la banlieue de Dhaka, capitale du Bangladesh. Le feu s’était déclaré au rez-de-chaussée, utilisé comme entrepôt, avant de se propager dans les étages. Le dimanche matin, les pompiers ont retrouvé cent corps dans les décombres, la plupart non identifiables, et douze personnes sont décédées après avoir sauté de l’immeuble pour échapper aux flammes, et les blessés, au nombre d’une centaine, pourraient garder des séquelles graves.

Plus d’un millier d’ouvriers s’étaient retrouvés piégés dans les étages, et seuls ont été sauvés ceux qui ont pu trouver refuge sur le toit de l’usine. Pas d’issues de secours conduisant à l’extérieur du bâtiment, des extincteurs qui ne fonctionnaient pas et le mépris pour ces hommes et ces femmes, les plus nombreuses, qui travaillent au péril de leur vie. Trois responsables de l’usine Tazreen Fashion, qui fait partie du groupe bangladais Tuba, ont été arrêtés le mercredi 28 novembre. La déclaration du chef de la police de Dhaka Habibur  Rahman à l’AFP est éloquente : « Tous trois sont des cadres intermédiaires de Tazreen. Des rescapés nous ont dit qu’ils n’avaient pas été autorisés les ouvriers à fuir le feu, expliquant que c’était un simple exercice d’incendie. Certaines informations les accusent d’avoir verrouillé les portes. »
Selon Delwar Hossain, le propriétaire de l’usine, les inspecteurs du travail avaient effectué plusieurs visites et n’avaient rien trouvé à redire. Une étourderie sans doute, dans un contexte de corruption généralisée et d’apathie coupable des autorités. Lequel explique aussi probablement la violation des normes de construction pour laquelle était entendu Delwar Hossain. Edifié en 2009, le bâtiment de neuf étages était prévu pour trois seulement, mais ce léger dépassement du permis de construire était curieusement passé inaperçu...
Selon une déclaration du directeur administratif de la brigade bangladaise des pompiers, quinze équipes seraient prévues pour inspecter les usines du pays, en priorité les 574 de la zone industrielle d’Ashulia. Un vœu pieux pour répondre aux manifestations qui se sont déroulées durant plusieurs jours dans le centre de Dhaka, pour demander une amélioration de la sécurité ? Quelques petites remarques et mises au point sont sans doute à prévoir... Mais seront-elles suffisantes ?
L’échec de la responsabilité sociale des entreprises
Il est vrai que le Bangladesh est devenu le deuxième pays au monde exportateur de vêtements et ne compte pas moins de 4 000 usines dédiées au textile. Le secteur emploie entre 3,5 et 4 millions de personnes et représente 80 % des recettes à l’exportation : 15 milliards d’euros chaque année, grâce à une main-d’œuvre abondante et à la modicité des salaires, entre 5 000 à 10 000 roupies par mois (40 à 80 euros) et le plus souvent autour de 38 euros. Considérations qui appellent à un certain laxisme. Pour faire bonne mesure, le mardi 27 novembre était décrété jour de deuil national, symbolisé par des drapeaux en berne aux frontons des bâtiments publics, et les trois millions d’ouvriers du textile du pays avaient droit à un jour de congé. « De nombreux propriétaires d’usine s’arrangent avec la notion de conformité aux normes de sécurité, pour satisfaire les acheteurs étrangers qui veulent maintenir une confection à prix cassés, résume Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie de l’organisation Human Rights Watch. C’est une preuve flagrante de l’échec du modèle de responsabilité sociale des entreprises. »
Tazreen Fashion employait 1 630 personnes dans la zone industrielle d’Ashulia, située à 30 km au nord de Dhaka, et fabriquait polos, tee-shirts, vestes polaires, étoffes destinées à l’ameublement... pour de nombreuses firmes, essentiellement européennes et américaines. Le magazine Quartz en donne une liste1 qui ne manque pas d’intérêt, et cite des grandes enseignes françaises dont Carrefour, Casino, Auchan ou Go Sport... L’enseigne allemande C&A est aussi au nombre des clients, comme l’entreprise néerlandaise d’origine suédoise IKEA, canapés, meubles et objets de décoration... Manifestement, ces groupes ne sont guère émus par le manque de sécurité et les conditions de travail imposées aux ouvriers du textile.

Le géant de la distribution Walmart a déclaré que depuis 2011, il ne faisait plus appel à Tazreen Fashion. Mais manque de chance, des vêtements de la marque ont été retrouvés sur le lieu du sinistre... Selon la direction de Walmart, la faute en revient à un fournisseur qui avait sous-traité une partie de sa production... La direction de C&A à Düsseldorf, contactée par le quotidien suisse Le Temps, renvoie à un communiqué de presse... où elle exprime sa sympathie aux familles des victimes. Quant aux 220 000 pulls qui devaient être livrés en décembre 2012, ils sont reportés aux calendes grecques.

Silence radio du côté d’IKEA, qui témoigne de son profond humanisme dans sa campagne de pub au profit de l’Unicef et de l’organisation Save the children : « Pour chaque peluche que vous achetez, la Fondation IKEA fait don d’un euro pour contribuer à l’éducation d’un enfant. » L’offre est valable du 27 octobre au 24 décembre 2012, et ce grand geste méritait d’être mentionné.

Campagne de pétitions adressées à la direction de Walmart aux USA
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Des mesures de sécurité déplorables
Le 26 novembre, moins de quarante-huit heures après la destruction de l’usine de Tazreen Fashion, un autre feu se déclarait dans un immeuble de douze étages abritant quatre entreprises de confection. Les ouvriers avaient arraché des grilles au dernier étage et avaient pu se mettre en lieu sûr dans un immeuble voisin. Cet incendie n’a pas fait de victimes, mais il met une fois de plus en évidence les conditions de sécurité de l’industrie de l’habillement au Bangladesh qui figurent parmi les pires au monde. Circuits électriques défectueux, à l’origine de la plupart des sinistres, absence d’alarme incendie, bâtiments vétustes, sorties de secours bloquées ou inaccessibles, ateliers bondés... Depuis 2005, environ 700 personnes ont trouvé la mort dans ces usines qui fabriquent des vêtements pour le compte des grandes marques internationales, selon la Clean Clothes Campaign, association de défense des travailleurs du textile dont le siège se trouve à Amsterdam. L’effondrement de l’usine Spectrum en 2005 tuait 64 personnes et en blessait 74 autres. Un an plus tard, une série d’incendies frappait les usines KTS Textile, Imam et Sayem Fashion : 85 morts et 207 blessés. En février 2010, 21 morts et 50 blessés dans l’usine Garib & Garib, et en décembre de la même année, 29 morts et 11 blessés dans l’usine That’s Sportwear, fournisseur du groupe Gap domicilié à San Francisco... Le Pakistan voisin n’est pas en reste, après l’incendie qui a ravagé une usine de vêtements à Karachi le 12 septembre 2012, et un autre, le même jour, dans une usine de chaussures à Lahore. Bilan : plus de 300 morts et des dizaines de blessés.
Pourtant, dénonce le Collectif Ethique sur l’étiquette2, les marques de vêtements et de grande distribution savent que beaucoup d’usines avec lesquelles elles travaillent sont potentiellement des pièges mortels. En lien avec des organisations syndicales, Peuples solidaires et des ONG bangladaises, le collectif développe un programme de sécurité et de prévention des incendies, contraignant et transparent : obligation de rénover et réparer locaux et matériels qui ne seraient pas aux normes, prise en compte, dans les contrats avec les fournisseurs, du coût lié à la sécurisation des usines. Ce programme est assorti pour les marques qui l’acceptent d’une obligation juridique de respecter leurs engagements.

En mars 2012, l’entreprise américaine Philips Van Heusen, qui détient les marques Tommy Hilfiger et Calvin Klein, a signé ce programme. Cet accord innovant prévoit des inspections par des experts indépendants dont les résultats seront publiés. En septembre, le distributeur allemand Tchibo s’engageait à son tour. La multinationale Gap, pour sa part, a interrompu les négociations malgré l’incendie des locaux de son fournisseur en 2010, et décidé une initiative parallèle qui n’est ni indépendante ni transparente ni contraignante.

La France s’illustre à sa façon, puisqu’à ce jour aucune de ses marques n’a signé le programme mis au point par le Collectif  Éthique sur l’étiquette. De leur côté, les employeurs et le gouvernement du Bangladesh et du Pakistan devraient prendre leur part de responsabilité et examiner les procédures de sécurité en vigueur dans les usines. Mais lorsque d’immenses bénéfices sont en jeu, lorsqu’une manne est généreusement distribuée, il est difficile de nettoyer les écuries d’Augias... Les conditions de travail, les salaires misérables, le code du travail ignoré représentent un véritable paradis commercial pour les usines du textile et les entreprises étrangères. Et il est difficile d’y renoncer, quitte à provoquer de nouveaux morts et des drames pour les  familles des victimes.
Les milliers d’ouvriers et d’ouvrières de Tazreen Fashion demandent une punition exemplaire pour les responsables. « Nous n’épargnerons personne », a promis un responsable de la police, Badrul Alam, après l’incendie qui fait suite à une longue séries de tragédies. Mais là encore, il est permis d’en douter, et il est à prévoir que les peines ne seront pas trop lourdes.
Et les familles, les blessés, ceux qui seront en incapacité de poursuivre un travail, seront-ils indemnisés convenablement ? Après le gigantesque incendie de septembre qui avait fait 300 victimes au Pakistan, la grande chaîne de textile lowcost allemande Kik a annoncé qu’elle dédommagerait les familles. Après s’être engagée à hauteur de 500 000 dollars, la firme a dû revoir sa copie et revu le montant de la compensation à un million d’euros. L’exemple sera-t-il suivi ? Une autre bataille s’annonce, et elle sera rude.
Notes
1. France : Pimkie, Go Sport International, Inter Sport, Carrefour, Casino, Auchan, Cora Frances. France Europe : ITPS. Allemagne : T. K. International, Heusel GMBH, NKD, C&A, REAL. Australie : CK. Clothing (Target). Italie : Italian Style, ANDE. Japon : Kanematsu Textile Corporation. Nouvelle Zélande : Tex Bangla. Pays-Bas : Teidem-Doncawear, Luxor B. V., IKEA. Royaume-Uni : Alexandra, Mark&Spencer. Suisse : X-Tread. USA : Wal-Mart, Russell Corporation, Indus Apparels INC, Alpha Shirt, J.C Penney, Action, Wear Me Apparels.
2. Le Collectif  Éthique sur l’étiquette (www.ethique-sur-etiquette.org) agit en faveur des droits humains et de la reconnaissance du droit à l’information des consommateurs sur la qualité sociale de leurs achats. Le Collectif demande aux entreprises et aux grandes marques françaises et internationales de veiller aux conditions de production de leurs marchandises, et de garantir que les pratiques de leurs fournisseurs et sous-traitants favorisent le progrès social. Son action se concentre sur les secteurs à forte densité de main-d’œuvre, comme le textile, les jouets et les articles de sport.
Focus
A l’approche de Noël...
L’industrie du jouet
À la lecture des emballages, sept jouets sur dix commercialisés en France ont été fabriqués en Asie du Sud-Est, essentiellement en Chine, à 80 %, où les travailleurs sont contraints d’accepter des conditions de vie misérables. Pointés depuis de longues années par les ONG, les principaux problèmes soulevés portent sur l’hygiène et la sécurité, le respect du salaire minimum et le paiement des heures supplémentaires, le temps de travail et les jours de congé, le travail forcé, le travail des enfants. Un sujet sensible, sur lequel ne communiquent guère les marques occidentales et autres.
Eva Lacoste

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