Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Directeur général de l'Agence internationale de
l'énergie atomique (AIEA) de décembre 1997 à novembre 2009, Mohamed El
Baradei préside aujourd'hui le parti égyptien Al-Dostour (Constitution)
et est le coordinateur du Front National de Salut.
C'est
vendredi soir sur la place Tahrir. L'odeur de gaz lacrymogène flotte
dans l'air. Nous avons effectué trois marches de protestation en une
semaine, et beaucoup de gens sont s'installent pour passer la nuit. Je
me demande : "Après 23 mois de lutte pour instaurer la démocratie en
Égypte, est-ce là le mieux que nous puissions faire? Un président
revendiquant des pouvoirs dictatoriaux. Un parlement plein d'
islamistes. Et un projet de constitution, ficelé à la hâte, sans
protections de base pour les femmes, les chrétiens et tous les
Égyptiens? "
Qu'est-ce qui a mal tourné? L'armée, soucieuse de protéger ses
avantages et d'éviter les poursuites, a bâclé la transition
post-révolutionnaire. Elle a permis aux Frères musulmans, désireux de
profiter de leur organisation sur le terrain de 80 ans, de précipiter
les élections législatives. Le résultat fut une victoire écrasante pour
les islamistes, bien au-delà de leur base réelle de pouvoir. La Cour
constitutionnelle, après examen, a dissous ce parlement
non-représentatif
Une bagarre politique s'ensuivit, entre le nouveau président et la
junte militaire, pour savoir qui aurait le pouvoir suprême. Le président
a décroché une victoire par KO, déclenchant un coup d'État soft contre
les généraux et ajoutant le pouvoir législatif à son rôle exécutif. Sa
dernière déclaration péremptoire neutralisait l'appareil judiciaire et
interdisait toute possibilité de révision de ses décrets. Le pouvoir de
Mohamed Morsi dépasse maintenant celui d'Hosni Moubarak à l'apogée de sa
dictature.
Pendant ce temps les Frères avaient bourré l'assemblée
constituante, chargée de rédiger un projet de nouvelle constitution, d'
islamistes. En signe de protestation, les représentants des partis
libéraux, des minorités et d'autres factions de la société civile se
sont retirés. L'assemblée a, depuis, produit un document qui viole la
liberté de religion et la liberté d'expression, et exclut toute
possibilité de contrôler le pouvoir exécutif. L'assemblée fait également
pression pour permettre aux institutions religieuses de contester le
pouvoir judiciaire.
Et voilà pourquoi nous sommes de retour sur la place Tahrir. La
situation est volatile: une Égypte profondément divisée entre les
islamistes et le reste du pays, ouvrant la porte à des scénarios du type
intervention de l'armée, révolte des pauvres, ou même guerre civile. La
peur saisit la majorité des Égyptiens, qui veulent une vraie démocratie
plutôt que d'un Etat théocratique. Le pouvoir judiciaire s'est mis en
grève. Les jeunes qui ont mené la révolution sont déterminés: ils n'ont
pas pris des risques et fait des sacrifices - y compris de leurs vies –
pour échanger une dictature laïque contre une tyrannie religieuse. Leur
combat visait, et vise, à apporter la liberté et la dignité au peuple
égyptien.
Le pays est menacé par quatre bombes à retardement qui ont émergé
sous la direction de l'armée et maintenant des Frères. Notre économie
est en chute libre : au rythme actuel, nous serons en défaut de paiement
dans six mois, surtout si la récente instabilité compromet un prêt du
Fonds monétaire international. La loi et l'ordre restent insaisissables,
et l'impact sur le tourisme et l'investissement étranger est sévère. Le
nord du Sinaï se transforme en un champ de bataille, menacé par des
groupes jihadistes venus d'Afghanistan et d'ailleurs. Et maintenant,
avec le tumulte autour du projet de constitution, le pays est
dangereusement polarisé.
Presque tous les partis non-islamistes se sont unis en un "Front de
salut national", me désignant comme coordinateur. Ironie du sort, les
révolutionnaires qui s'étaient débarrassés de M. Moubarak sont désormais
soutenus par des membres de son ancien parti, unis dans l'opposition au
nébuleux «projet islamique» que M. Morsi et ses partisans veulent
réaliser pour notre pays.
Nous pressons M. Morsi d'annuler son dernier décret draconien et
taillé sur mesure, qui a été condamnée par les Nations Unies, de
nombreux gouvernements et groupes de droits civils internationaux. Nous
rejetons le projet de constitution comme illégitime et exhortons le
président à ne pas le soumettre à référendum. Nous appelons les Frères à
entamer un dialogue avec tous les partis sur la façon de relever les
défis redoutables de l'Égypte, et à se mettre d'accord sur une nouvelle
assemblée constituante représentative qui rédige une constitution digne
d'une démocratie. Dans le cas contraire, nous avancerons en terrain
inconnu.
Il y a près de deux ans l'Égypte s'est réveillée. De manière incroyable,
le président Morsi et les Frères croient pouvoir, en quelques coups de
plume, nous replonger dans un état comateux. Cela n'arrivera pas. S'ils
continuent leur tentative, ils risquent une éruption de violence et un
chaos qui détruiront le tissu de la société égyptienne.
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