mercredi 5 décembre 2012

Morsi a mis l'Égypte au bord du gouffre

 Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de décembre 1997 à novembre 2009,  Mohamed El Baradei préside aujourd'hui le parti égyptien Al-Dostour (Constitution) et est le coordinateur du Front National de Salut.

C'est vendredi soir sur la place Tahrir. L'odeur de gaz lacrymogène flotte dans l'air. Nous avons effectué trois marches de protestation en une semaine, et beaucoup de gens sont s'installent pour passer la nuit. Je me demande : "Après 23 mois de lutte pour instaurer la démocratie en Égypte, est-ce là le mieux que nous puissions faire? Un président revendiquant des pouvoirs dictatoriaux. Un parlement plein d' islamistes. Et un projet de constitution, ficelé à la hâte, sans protections de base pour les femmes, les chrétiens et tous les Égyptiens? "
Qu'est-ce qui a mal tourné? L'armée, soucieuse de protéger ses avantages et d'éviter les poursuites, a bâclé la transition post-révolutionnaire. Elle a permis aux Frères musulmans, désireux de profiter de leur organisation sur le terrain de 80 ans, de précipiter les élections législatives. Le résultat fut une victoire écrasante pour les islamistes, bien au-delà de leur base réelle de pouvoir. La Cour constitutionnelle, après examen, a dissous ce parlement non-représentatif

Une bagarre politique s'ensuivit, entre le nouveau président et la junte militaire, pour savoir qui aurait le pouvoir suprême. Le président a décroché une victoire par KO, déclenchant un coup d'État soft contre les généraux et ajoutant le pouvoir législatif à son rôle exécutif. Sa dernière déclaration péremptoire neutralisait l'appareil judiciaire et interdisait toute possibilité de révision de ses décrets. Le pouvoir de Mohamed Morsi dépasse maintenant celui d'Hosni Moubarak à l'apogée de sa dictature.

Pendant ce temps les Frères avaient bourré l'assemblée constituante, chargée de rédiger un projet de nouvelle constitution, d' islamistes. En signe de protestation, les représentants des partis libéraux, des minorités et d'autres factions de la société civile se sont retirés. L'assemblée a, depuis, produit un document qui viole la liberté de religion et la liberté d'expression, et exclut toute possibilité de contrôler le pouvoir exécutif. L'assemblée fait également pression pour permettre aux institutions religieuses de contester le pouvoir judiciaire.

Et voilà pourquoi nous sommes de retour sur la place Tahrir. La situation est volatile: une Égypte profondément divisée entre les islamistes et le reste du pays, ouvrant la porte à des scénarios du type intervention de l'armée, révolte des pauvres, ou même guerre civile. La peur saisit la majorité des Égyptiens, qui veulent une vraie démocratie plutôt que d'un Etat théocratique. Le pouvoir judiciaire s'est mis en grève. Les jeunes qui ont mené la révolution sont déterminés: ils n'ont pas pris des risques et fait des sacrifices - y compris de leurs vies – pour échanger une dictature laïque contre une tyrannie religieuse. Leur combat visait, et vise, à apporter la liberté et la dignité au peuple égyptien.
 
Les opposants au président Morsi étaient également rassemblés sur la place Tahrir du Caire, symbole de la révolte contre Hosni Moubarak.

 
Le pays est menacé par quatre bombes à retardement qui ont émergé sous la direction de l'armée et maintenant des Frères. Notre économie est en chute libre : au rythme actuel, nous serons en défaut de paiement dans six mois, surtout si la récente instabilité compromet un prêt du Fonds monétaire international. La loi et l'ordre restent insaisissables, et l'impact sur le tourisme et l'investissement étranger est sévère. Le nord du Sinaï se transforme en un champ de bataille, menacé par des groupes jihadistes venus d'Afghanistan et d'ailleurs. Et maintenant, avec le tumulte autour du projet de constitution, le pays est dangereusement polarisé.

Presque tous les partis non-islamistes se sont unis en un "Front de salut national", me désignant comme coordinateur. Ironie du sort, les révolutionnaires qui s'étaient débarrassés de M. Moubarak sont désormais soutenus par des membres de son ancien parti, unis dans l'opposition au nébuleux «projet islamique» que M. Morsi et ses partisans veulent réaliser pour notre pays.

Nous pressons M. Morsi d'annuler son dernier décret draconien et taillé sur mesure, qui a été condamnée par les Nations Unies, de nombreux gouvernements et groupes de droits civils internationaux. Nous rejetons le projet de constitution comme illégitime et exhortons le président à ne pas le soumettre à référendum. Nous appelons les Frères à entamer un dialogue avec tous les partis sur la façon de relever les défis redoutables de l'Égypte, et à se mettre d'accord sur une nouvelle assemblée constituante représentative qui rédige une constitution digne d'une démocratie. Dans le cas contraire, nous avancerons en terrain inconnu.
Il y a près de deux ans l'Égypte s'est réveillée. De manière incroyable, le président Morsi et les Frères croient pouvoir, en quelques coups de plume, nous replonger dans un état comateux. Cela n'arrivera pas. S'ils continuent leur tentative, ils risquent une éruption de violence et un chaos qui détruiront le tissu de la société égyptienne.

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