jeudi 17 février 2011

De paysage à territoire : Trois jours dans le Sud de la Tunisie (Gafsa, Moularès, Redeyef, Kasserine)

 par Alma Allende,  8/2/2011
« La France c'est Paris, le reste n’est que paysage », affirmait avec mépris le centralisme français du XIXe siècle. Nous avons déjà été plusieurs fois dans le centre et le sud de la Tunisie par le passé, mais nous n'avons jamais vu autre chose que des troupeaux et des nuages; des montagnes zébrées et des déserts propres, ainsi que des gens qui, dans les hameaux et les cafés au bord des routes, semblaient accepter passivement d’être transparents et quantité négligeable. 
Notre court et intense voyage - parallèle à cet ébranlement qui traverse le pays en ondes successives depuis plus d'un mois - nous révèle la transformation décisive, mentale et matérielle, d'un paysage en territoire. Ce qui distingue un paysage d'un territoire, c'est que le paysage est objet de contemplation, alors que le territoire est objet de dispute. L'intifada tunisienne, c'est cela avant tout: la résistance de tout un peuple qui refuse de continuer à faire partie du paysage. Le centre et le Sud-ouest de la Tunisie est déjà un territoire vivant, bouillonnant d'êtres humains, dans lequel les luttes revendicatives de ces derniers jours revêtent des intensités et des formats inégaux. Dans certains endroits, c’est une révolution; dans d'autres, de la révolte; et dans d'autres encore, un pur désespoir. La manière dont ces différents niveaux s’articuleront va décider s’il se produira ou non une nouvelle transformation: d'un paysage à un territoire, et d'un territoire à une société libre – ou à une terre brûlée.
1.Gafsa
Nous partons le jeudi matin sous la pluie, un temps de chien, avec la crainte de nous heurter à de nombreux obstacles: policiers, milices embusquées au milieu de la route… Mais alors que nous approchons déjà de Kairouan, à 130 Km de la capitale, voici que le ciel s'éclaircit sans que nous ayons rencontré le moindre contrôle. Le premier est militaire, à la sortie de la ville sainte, au rond-point que nous devons emprunter la déviation vers Gafsa, première étape de notre périple. Quelques mètres plus loin, nous prenons avec nous un jeune à l'apparence paysanne qui fait de l'auto-stop et va dans la même direction que nous. Il a des traits rudes, réguliers, simples. C'est un policier. Cela n'a rien d'étonnant. La Tunisie pullule de policiers, d'ex-policiers, de policiers qui nient l'être, de policiers qui se déguisent en voyous, de policiers caméléons qui passent d'une espèce à l'autre. Notre hôte fait partie de la Garde nationale et on lui a accordé une permission pour rendre visite à sa famille après un mois de service à El Aouina, le quartier général dans la capitale. Nous lui demandons, bien entendu, ce qu'il pense de la « thaoura », la révolution, et il se défend de ce qu'il interprète immédiatement comme une insinuation:
— Nous n'avons rien fait. C'est la police et la Garde présidentielle. La Garde Nationale a protégé le peuple en collaboration avec l'armée. Nous avons arrêté quelque 600 hommes des milices de Sériati, l'ancien chef de la garde de Ben Ali.
Tandis qu'il nous raconte quelques contes et légendes, qui font déjà partie du fonds mythologique commun autour de la famille du dictateur, nous sommes doublés par trois jeeps de la police qui escortent un fourgon blindé. En vérité, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir menacés. Ce sont les premiers que nous croisons et nous n'en verrons pas beaucoup d'autres. Il semble qu'ils transportent les salaires des travailleurs engagés sur les chantiers publics. C'est ce que nous explique notre compagnon avant de descendre au croisement d'Hajeb Al Ayoun.
— Essayez de ne pas circuler la nuit, nous prévient-il gentiment avant de nous dire adieu. Les milices profitent de l'obscurité pour lancer leurs attaques.
Nous entrons dans la zone la plus affectée par les convulsions sociales, le foyer d’où sont parties les révoltes, entre Sidi Bouzid et Kasserine, et à partir de là tous les villages que nous traversons conservent des traces des batailles de ce dernier mois.

À Jelma, il y a deux voitures brûlées sur le bas-côté de la route et sur les murs nous pouvons lire: « Vous ne nous volerez pas la révolution », et « Le sang des martyrs n'est pas à vendre ».
À Bir Haffey nous passons devant le siège local du gouvernorat, également incendié.
À Sidi Ali Ben Aoun, c'est le tribunal et un autre édifice au bord de la route qui ont brûlé.
Dans tout le centre et le Sud-ouest de la Tunisie, selon les dires et comme nous pourrons nous en assurer  nous-mêmes au cours des prochains jours, presque tous les postes de police, les sièges du RCD, les bureaux locaux des gouvernorats, tout a  brûlé sous les coups de la furie ciblée  du peuple.
Mais le ciel est également en feu. Malgré les avertissements, nous ne pouvons nous retenir de stopper la voiture sur le bas-côté de la route. Les révolutions ne soignent pas les grippes, mais elles n'empêchent pas non plus les couchers de soleil. On pourrait même dire que l'on devient plus sensible à cette beauté naturelle du crépuscule, dont la fragilité accentue notre anxiété émerveillée. Au-dessus de la vaste plaine pelée, dans un froid intense, le bleu glacé du ciel, illuminé par un soleil déjà caché derrière le Djebel Touil, a absorbé les nuages jusqu'à ne laisser que quelques grands grumeaux isolés, très sombres, traversés de flammes horizontales d'un feu vif. Cendres et flammes: révolution dans le ciel. Nous sommes abasourdis devant cette constance de la nature, indifférente face à l'histoire, mais nous sommes également surpris par notre nouvelle sensibilité historique face à cette indifférence. Dans un certain sens, ce crépuscule du 3 février 2011 n'est pas un paysage, il fait bel et bien déjà partie du territoire.

Quelques kilomètres avant cette halte, nous avons pris un second auto-stoppeur,  un homme de grande taille, dans la quarantaine, au visage rond, enveloppé dans un burnous marron clair, au regard impénétrable et astucieux. C'est clairement un produit de l'ancien régime. Nous lui demandons ce qu'il pense de la révolution et il tente de nous répondre dans un anglais invraisemblable, à la serpe,  croyant ainsi répondre à nos attentes et en même temps sa distance d’avec  son propre pays. Il nous dit seulement qu'il veut émigrer en Libye, où il y a tout ce qui manque en Tunisie. C'est le profil typique – nous explique ensuite notre ami Boomjida – du trafiquant d'essence, menacé dans ses intérêts par la chute du régime. Comme sur toutes les routes du Sud, nous sommes passés,  sur notre droite et notre gauche devant  les bidons bleus et rouges caractéristiques de ces vendeurs irréguliers qui transportent le carburant depuis la Libye et le vendent illégalement aux automobilistes tunisiens avec la complicité de la police, qui bénéficie indirectement du trafic. Maintenant, notre ami, menacé de ruine, rêve de se rendre dans le pays d'où provient cette essence et dont il s'imagine pour cette raison qu’il y coule des ruisseaux de miel et de lait, comme d’une corne d'abondance.
Gafsa, à 390 km de notre point de départ, est la capitale du gouvernorat du même nom. Avec 90 000 habitants, c'est la neuvième ville du pays et le centre industriel du phosphate, l'une des principales ressources économiques de la Tunisie. À 18h30, heure de notre arrivée, il fait déjà nuit. Les rues, densément occupées par l'armée, sont presque vides. Nous nous arrêtons avec Mehdi et Lofti au Coin bleu, un café situé juste en face du commissariat de police, incendié pendant les révoltes. Mehdi était en troisième année à la faculté de mathématiques quand il a été expulsé pour avoir « copié à un examen », c'est à dire pour son militantisme politique. Lofti est instituteur. Tous deux sont très pessimistes quant à l'espoir d'un changement réel.
— Maintenant, il y a un peu plus de liberté pour s'exprimer, déclare Mehdi. Cela durera dix jours, comme en 1987. C'est vrai, ils nous permettent de parler de révolution, mais pas de faire la révolution. Il n'y a pas de dictateur, mais bien une dictature.
Mehdi nous rappelle qu'il y a toujours des prisonniers politiques et que, sur les 24 nouveaux gouverneurs nommés par le gouvernement, 19 appartiennent au RCD et 9 sont impliqués dans des affaires de corruption. Il nous montre, par ailleurs, le communiqué de fondation de l'Union générale des jeunes de Gafsa, un cache-sexe  du RCD qui, sous une rhétorique « révolutionnaire », appelle au retour à la normalité et à travailler pour le pays. Ils noyautent tout en changeant de couleur.
Nous avons quitté Tunis, la capitale, en plein pullulement de grèves sectorielles: les transports, le personnel aéroportuaire et même les imams des mosquées. Mais Mehdi et Lotfi relativisent leur importance:
- Il y a de petites grèves sectorielles, avec des revendications particulières, mais le peuple semble commencer à accepter le gouvernement. La stratégie de la peur est en train de donner des résultats. Le chantage économique et la menace policière obligent la population à s'incliner devant le nouvel ordre qui, en réalité, dégoûte presque tout le monde.
À ce moment Redha Redhaoui entre dans le café, c'est l'extraordinaire avocat dont nous avons fait la connaissance il y a quelques jours à Tunis. Il semble assommé et fatigué; le visage satiné, les traits tirés, décoiffé, comme s’il venait de sortir du lit. Il a la grippe et il en rajoute immédiatement au  pessimisme de ses compagnons.
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