par Vivienne Walt, TIME Magazine, 15/2/2011. Traduit par Chloé Meier, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala.
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Le barde de la vague révolutionnaire qui déferle sur le monde arabe n'a que 21 ans. Bien bâti, cheveux coupés à la dernière mode, sourire d'une grande douceur, entouré d'une barbe et d'une moustache naissantes, El Général s'emploie à cultiver une apparence de dur, mais garde des manières presque innocentes et s'exprime paisiblement. Sur une photo de sa page Facebook, il porte un bomber marron, dont la manche est couverte du drapeau tunisien, et tient un pistolet, le doigt sur la gâchette. Hamada Ben Amor, de son vrai nom, est un bon garçon, qu'on aimerait bien avoir pour fils. Cadet d'une famille de quatre enfants, il vit encore chez ses parents, avec l’un de ses frères, à Sfax, à trois heures de voiture de Tunis. Sa mère gère une librairie et son père travaille dans le domaine de la santé, au service d'urgence d'un hôpital. Ils font partie de la classe moyenne tunisienne.
El Général, par William Daniels pour TIMES |
El Général a commencé à rapper à 18 ans, en 2008. "La première chanson que j'ai écrite s'intitule Malesh? (Pourquoi ?). C'était une grande question. Pourquoi la corruption? Pourquoi les voleurs? Pourquoi la violence? J'étais contre le régime parce que la corruption sautait aux yeux." El Général se dit fortement influencé par Tupac Shakur, même si celui-ci est décédé lorsqu'il n'avait que six ans. "Le rap de Tupac était révolutionnaire. Quand je suis devenu rappeur, je ne recherchais pas l'amour. Je voulais rapper pour le bien des gens." A 18 ans, il a également écrit Sidi Rais ("Monsieur le Président"), sa première chanson sur Ben Ali. "C'était un appel lancé au président pour qu'il lutte contre la corruption. Je croyais encore qu'il pouvait faire quelque chose; j'ai compris plus tard qu'il était lui-même impliqué."
Cette chanson était une sorte de prélude à celle qui allait devenir l'hymne de la Révolution de jasmin et des manifestants de la place Tahrir, au Caire: Rais Lebled (Rais el-Bled, qui signifie le président du pays, inversé à la manière du rap). Le thème reste le même : "La corruption était partout. Dans la rue, tu voyais des policiers manquer de respect envers des citoyens. Au tribunal, il suffisait de payer les juges pour être acquitté; les pauvres étaient jetés en prison. Les petits commerçants étaient exploités par des requins liés au président. Mes parents ont tous les deux un bon boulot. Nous ne sommes pas pauvres, mais j'ai vu de très nombreux amis subir des injustices."
Cette chanson était une sorte de prélude à celle qui allait devenir l'hymne de la Révolution de jasmin et des manifestants de la place Tahrir, au Caire: Rais Lebled (Rais el-Bled, qui signifie le président du pays, inversé à la manière du rap). Le thème reste le même : "La corruption était partout. Dans la rue, tu voyais des policiers manquer de respect envers des citoyens. Au tribunal, il suffisait de payer les juges pour être acquitté; les pauvres étaient jetés en prison. Les petits commerçants étaient exploités par des requins liés au président. Mes parents ont tous les deux un bon boulot. Nous ne sommes pas pauvres, mais j'ai vu de très nombreux amis subir des injustices."
El Général a été interdit de concerts, de production de disques et de radio en Tunisie — alors qu'en Europe, il a fait de nombreux adeptes grâce à ses passages sur des radios rock telles que la station française NovaFM. A propos de la censure sous le régime Ben Ali, il explique: "Dès que quelqu'un entreprenait des démarches pour organiser un concert et que mon nom figurait sur le programme, le gouvernement refusait d'accorder les autorisations. Ils disaient que mes chansons parlaient de politique et que j'avais mauvaise réputation. La censure et les interdictions m'ont empêché de donner des concerts ou de faire des disques". Dès lors, il s'est tourné vers les médias sociaux. "J'ai utilisé ma page personnelle Facebook pour me faire connaître. Un ami a filmé mes chansons sur une petite caméra vidéo et un autre les a éditées et postées sur YouTube."
En décembre 2010, El Général enregistre Rais Lebled et le met en ligne sur YouTube. Téléchargé des milliers de fois, ce titre devient l'hymne des protestations, qui viennent de débuter. Les manifestants en scandent les paroles dans la rue: "Président du pays, ton peuple se meurt / Les gens se nourrissent dans les poubelles / Regarde ce qui se passe / La misère est partout / Je parle sans crainte / Mais je sais ce qui m'attend / Je vois l'injustice partout". C'est avec cette chanson qu'El Général se fait connaître — notamment des services secrets. "Mon téléphone portable a été mis sur écoute et mon compte Facebook bloqué." A la même période, le 17 décembre, un jeune marchand de fruits et légumes s'immole par le feu. C'est un tournant. El Général écrit une nouvelle chanson, Touns bledna (Tunisie, notre pays), sur l'essor du mouvement de protestation.
Pour la police secrète, Touns bledna est la goutte de trop. Le 24 décembre, à cinq heures du matin, elle fait irruption chez El Général, à Sfax et le traîne au siège de la Sûreté nationale. Peu après, une équipe d'interrogateurs arrive de Tunis pour le transférer à la capitale, où il est placé en isolement au Service de sécurité présidentiel et interrogé pendant des heures sur ses relations politiques. "Ils m'ont insulté pendant 24 heures. De la torture morale. Ils me demandaient qui était derrière moi et à quel parti j'appartenais."
Cette arrestation déclenche une énorme réaction publique. De toutes parts, les manifestants commencent à lancer des slogans pour sa libération. Ben Ali lui-même ainsi que le détesté ministre de l'Intérieur appellent la police à enquêter sur la détention d’El Général. Celle-ci prend alors la mesure de la célébrité gagnée par le rappeur. "Ils ont compris que j'étais un artiste connu et ont changé d'attitude. Ils m'ont demandé poliment de ne plus rien chanter sur le président et sa famille, en échange de quoi ils me relâcheraient." Hamada Ben Amor reste enfermé dans une cellule, menottes aux mains, pendant trois jours. A l'extérieur, la pression pour sa libération se fait de plus en plus forte. "C'est à ce moment que j'ai capté que mes actes avaient une immense portée et qu'ils étaient dangereux. La police a été bombardée d'appels concernant ma détention. Dès que je n'ai plus eu peur, j'ai ressenti une grande fierté. Je me suis senti comme un VIP." Ce qu'il était.
Trois jours plus tard, il est ramené chez lui, à Sfax, et libéré sur le seuil de la maison de ses parents. La police le traite avec les égards réservés aux stars, le félicitant même de sa libération. "La première chose que je voulais, c'était de voir ma mère et de vérifier qu'elle allait bien", confie-t-il.
Ce n'est qu'à sa libération qu'El Général découvre que Rais Lebled est devenu l'hymne de la rue. Par la suite, après le 25 janvier, la chanson est reprise au Caire et en particulier par les manifestants de la place Tahrir. "J'ai reçu énormément de messages de jeunes Égyptiens qui me demandaient de venir la chanter sur la place, mais je n'avais pas de passeport, ni de visa." Il écrit alors un nouveau rap Vive la Tunisie!, qui rend hommage aux personnes tuées lors de la Révolution de jasmin et salue le programme de liberté en Égypte, en Algérie, en Libye et au Maroc. Le morceau se termine par un appel lancé au président qui remportera les prochaines élections : "Prends soin de la Tunisie".
Avec le renversement – pour l'heure – de deux autocrates, El Général s'est vu propulsé sur la scène professionnelle du rap. Il affiche déjà complet pour ses premiers concerts, à Lyon, les 16 et 17 mars, et à Marseille plus tard le même mois. Le regard que portent ses parents sur le rap s'est transformé. "Avant la révolution, ils voulaient que j'oublie la musique. Ils disaient que c'était dangereux, qu'ils avaient vraiment peur pour moi. Maintenant, ils sont fiers. Ils m'encouragent à continuer et à servir le pays."
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