vendredi 18 février 2011

Leur ami Ben Ali

par Florence Beaugé, Le Monde, 17/8/2011

Vu de Tunisie, les démêlés de Michèle Alliot-Marie semblent presque secondaires. Pendant l'ère Ben Ali, les accointances franco-tunisiennes étaient en effet si nombreuses, si banales, qu'elles avaient fini par faire partie du paysage quotidien des Tunisiens. Il y a eu, ces vingt dernières années, une "tradition française de soutien au dictateur", observe Ridha Kéfi, directeur du journal en ligne Kapitalis, basé dans la capitale tunisienne. Si "MAM" s'est trouvée piégée, c'est qu'elle a, comme tant d'autres, cédé à l'atmosphère de tranquille connivence qui s'était établie entre Paris et Tunis.
Pour ce journaliste tunisien reconnu pour son professionnalisme, deux mots qualifient les relations franco-tunisiennes sous l'ère Ben Ali : proximité et impunité. "La plupart du temps, il ne s'agissait pas véritablement de corruption, mais d'une intimité qui poussait les responsables français, quand ils venaient en visite à Tunis, à des facilités qu'ils ne se seraient pas permis chez eux. La pente était douce, et il était difficile de ne pas s'y laisser glisser", souligne-t-il.
Dresser la liste des VIP du monde politique et médiatique français qui venaient faire leur thalasso dans les palaces de la banlieue nord de Tunis et se transformaient ensuite en VRP de Ben Ali, serait vain. Mais à droite comme à gauche, beaucoup doivent redouter, ces jours-ci, l'ouverture des archives de l'Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), pivot central du réseau de propagande mis en place par le régime Ben Ali, à l'intérieur et à l'extérieur de la Tunisie.
UNE INCONSCIENCE TOTALE PRÉVALAIT À PARIS
C'est par le biais de cette officine du Palais de Carthage, secondée par l'agence de communication française, Image7, d'Anne Méaux, que les invitations, tous frais payés, arrivaient aux uns et aux autres, pour de vagues congrès, organisés à Sidi Bou Saïd, Hammamet ou encore Monastir.
Il revenait également à l'ATCE de distribuer aux journaux – nationaux mais aussi étrangers – la publicité des entreprises publiques tunisiennes, en fonction de leur allégeance au régime, autrement dit de les faire vivre ou de les condamner. Jusqu'au bout, l'ATCE aura été pilotée depuis le Palais de Carthage par l'âme damnée du président Ben Ali, son conseiller politique et ex-ministre des affaires étrangères, Abdelwaheb Abdallah. Un homme haï des Tunisiens, autant que l'étaient la première dame, Leïla Trabelsi et son clan.
Signe de l'inconscience totale qui prévalait à Paris, à la veille de la révolution tunisienne : Frédéric Mitterrand, le ministre de la culture, devait être la guest star, avec ce même Abdelawaheb Abdallah, le 25 janvier à Paris, d'un dîner de gala organisé à l'Hôtel Shangri-La par l'association des Echanges franco-tunisiens (EFT). "Non, je n'étais pas du tout gêné que M. Abdallah soit notre hôte. En tant qu'ancien ministre des affaires étrangères et conseiller de Ben Ali, il me paraissait, au contraire, tout indiqué pour être notre invité", déclare le président de cette association, le magistrat et ancien député du Rhône, Georges Fenech (UMP).

Savait-il qu'Abdelawahab Abdallah était considéré, à Tunis, comme le "Raspoutine de Ben Ali"? "Absolument pas!", s'exclame-t-il, avant d'admettre que "toute la classe politique française était au courant", ces dernières années, du vrai visage de Ben Ali et s'en "accommodait". "Nous avons jeté un voile pudique sur ce régime", reconnaît-il, en avançant l'excuse selon laquelle "il ne fallait pas se couper de la société tunisienne".
Las, il a fallu annuler, mi-décembre, le banquet du Shangri-La, quand la population tunisienne a commencé à dire son ras-le-bol de l'"artisan du changement", au pouvoir depuis vingt-trois ans. Pourtant, la soirée promettait d'être fastueuse. On devait célébrer les 20 ans de l'association, créée par un homme d'affaires tunisien, Hosni Djemmali. Si ce PDG du groupe hôtelier Sangho compte de nombreux amis à Paris, (la famille Debré, l'ancien secrétaire d'Etat Hervé Novelli, notamment), il a aussi beaucoup de détracteurs.
La revue qu'il a créée, il y a deux ans, Tunisie Plus, un magazine trimestriel de tourisme qui vante les charmes du "pays du jasmin" – et que Le Figaro distribue gratuitement à ses abonnés –, lui vaut des critiques acerbes. Le régime Ben Ali a beau n'être jamais célébré dans ses colonnes, Hosni Djemmali est perçu comme étant "l'ambassadeur bis" de Tunisie en France et un lobbyiste de premier ordre. "Oui, je suis tout cela, mais pour la Tunisie, pas pour Ben Ali!", répond-il en souriant, avant de répéter son credo : "Je ne fais pas de politique. Je ne suis qu'un homme d'affaires."
LES CRITIQUES CONTRE BEN ALI SONT "INJUSTES ET INAMICALES"
Avec Eric Raoult, on est loin des manières policées et courtoises d'Hosni Djemmali. Quelles que soient ses motivations profondes, le député UMP de Seine-Saint-Denis, longtemps vice-président du groupe d'amitié France-Tunisie à l'Assemblée nationale, n'aura pas ménagé sa peine pour soutenir l'ex-dictateur tunisien. "Plus on critiquait Ben Ali, plus j'avais envie de le défendre!", affirme-t-il aujourd'hui. Mais pourquoi avoir déployé de tels efforts en faveur d'un homme si peu fréquentable? "Par conviction personnelle et pour aller à contre-courant de l'opinion dominante."
En novembre 2005, alors que la Tunisie, pays où la presse est alors l'une des plus verrouillées de la planète, accueille le Sommet mondial sur la société de l'information, M. Raoult publie un communiqué commun avec Pierre Lellouche et trois autres députés UMP (Philippe Briand, Didier Quentin et René André), pour protester contre ceux qui "tentent de brouiller l'image de la Tunisie pour des raisons inavouables". Les critiques contre le président Ben Ali, estiment-ils, sont, "injustes et inamicales".

En août 2009, Eric Raoult relance l'offensive, toujours au nom de la Tunisie "rempart contre l'islamisme", du statut de femmes tunisiennes, ou encore du supposé "miracle économique tunisien". Avec Pierre Lellouche, Georges Fenech, Philippe Briand, et cinq autres députés de l'UMP, il qualifie, dans un communiqué, le président Ben Ali de "véritable homme d'Etat", et s'élève contre "la campagne de désinformation" dont le chef de l'Etat tunisien est la cible.
En novembre, il revient à la charge, alors même que Jean-Pierre Sueur (PS), président du groupe d'amitié franco-tunisien du Sénat, tente de s'opposer à la "diplomatie complaisante" menée par la France envers la Tunisie.
En octobre 2009, le jour où le président Ben Ali se fait réélire, pour la cinquième fois, à la tête de l'Etat tunisien avec près de 90% des voix, Eric Raoult se réjouit publiquement de cette "victoire". Dans la foulée, il réclame à l'Assemblée nationale un label "pays ami de la France", destiné à épargner des contrées comme la Tunisie ou le Gabon des critiques des hommes politiques, des journalistes et des "droits- de-l'hommistes impénitents, voire professionnels".
A Tunis, l'agence officielle TAP et tous les journaux à la solde du Palais de Carthage se font une joie de rapporter, chaque fois, ces lauriers tressés au dictateur. Au nombre des visiteurs enclins à louer la Tunisie de l'ère Ben Ali, on peut également citer Philippe Séguin, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Louis et Elisabeth Guigou et tant d'autres.
"LES INNOMBRABLES PUBLI-REPORTAGES" DE JEUNE AFRIQUE
Si le quotidien tunisien La Presse a fait son mea culpa pour "le crime de désinformation" dont ses équipes se sont rendues coupables pendant l'ère Ben Ali, l'hebdomadaire Jeune Afrique, lui, continue d'alimenter les critiques. Correspondant à Tunis du magazine de Béchir Ben Yahmed douze ans durant, avec le titre de rédacteur en chef délégué, Ridha Kéfi vide aujourd'hui son sac et dénonce "les innombrables publi-reportages" consacrés par Jeune Afrique à la réussite du "modèle bénalien".
Pour le journal en ligne Kapitalis, l'hebdomadaire "croit pouvoir continuer à 'désinformer' idiot un peuple adulte et mûr, qui vient de faire sa révolution". Ce qui a fait sortir Ridha Kéfi de sa réserve, c'est la volte-face du magazine Jeune Afrique, il y a quinze jours, tentant "de justifier l'injustifiable", à savoir la proximité "sonnante et trébuchante" du groupe de presse parisien avec le Palais de Carthage et l'ATCE.
Invité à commenter ces accusations, Béchir Ben Yahmed, le fondateur du groupe Jeune Afrique, réagit en termes prudents : "Pendant dix-douze ans, nous avons pensé que Ben Ali était un très bon président. Après, il a commencé à déraper. Je n'ai rien à me reprocher, sauf d'avoir accepté de la publicité publique et privée, qui était centralisée par une agence contrôlée par le pouvoir tunisien. Mais cela n'a pas influencé gravement notre ligne éditoriale."
"UN MAL CONSIDÉRABLE AU PEUPLE TUNISIEN"
Hier, l'un des plus ardents défenseurs du président Ben Ali, Antoine Sfeir, le directeur des Cahiers de l'Orient, n'hésite pas, à présent, à dénoncer la tyrannie et la corruption du régime Ben Ali, sur les radios et les plateaux de télévision. C'est pourtant ce même Antoine Sfeir qui, ces dernières années, brocardait "les intellectuels et les médias" français, coupables à ses yeux de présenter le président Ben Ali "comme une caricature d'autocrate oriental" (Le Figaro du 23 octobre 2009).
Pendant des années, livres et numéros spéciaux des Cahiers de l'Orient – achetés massivement à Tunis par l'ATCE – ont permis à ce spécialiste des pays arabes, se présentant comme un démocrate, de louer "l'exception tunisienne" et les mérites du dictateur déchu, "rempart contre la déferlante intégriste dans la région". Aujourd'hui, Antoine Sfeir reconnaît s'être "lourdement trompé" et n'avoir "pas pris la mesure de la corruption des Trabelsi".
"Tous ces laudateurs zélés de Ben Ali ont fait un mal considérable au peuple tunisien, soupire l'avocat Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Mais c'est à l'image de la France, sans aucun doute, qu'ils auront fait le plus de tort…"

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