mardi 22 février 2011

Face à la révolution arabe, l'Élysée et le Quai d'Orsay pédalent dans le couscous

Point de vue
"On ne s’improvise pas diplomate"
Par le groupe "Marly", un collectif qui réunit des diplomates français critiques , Le Monde, 22/2/2011
Un groupe de diplomates français de générations différentes, certains actifs, d'autres à la retraite, et d'obédiences politiques variées, a décidé de livrer son analyse critique de la politique extérieure de la France sous Nicolas Sarkozy. En choisissant l'anonymat, ils ont imité le groupe Surcouf émanant des milieux militaires, dénonçant lui aussi certains choix du chef de l'État. Le pseudonyme collectif qu'ils ont choisi est "Marly" – du nom du café où ils se sont réunis la première fois. Ceci est leur premier texte public.
La manœuvre ne trompe plus personne : quand les événements sont contrariants pour les mises en scène présidentielles, les corps d'État sont alors désignés comme responsables.
Or, en matière diplomatique, que de contrariétés pour les autorités politiques ! A l'encontre des annonces claironnées depuis trois ans, l'Europe est impuissante, l'Afrique nous échappe, la Méditerranée nous boude, la Chine nous a domptés et Washington nous ignore ! Dans le même temps, nos avions Rafale et notre industrie nucléaire, loin des triomphes annoncés, restent sur l'étagère. Plus grave, la voix de la France a disparu dans le monde. Notre suivisme à l'égard des États-Unis déroute beaucoup de nos partenaires.
Pendant la guerre froide, nous étions dans le camp occidental, mais nous pesions sur la position des deux camps par une attitude originale. Aujourd'hui, ralliés aux États-Unis comme l'a manifesté notre retour dans l'OTAN, nous n'intéressons plus grand monde car nous avons perdu notre visibilité et notre capacité de manœuvre diplomatique. Cette perte d'influence n'est pas imputable aux diplomates mais aux options choisies par les politiques.
Il est clair que le président n'apprécie guère les administrations de l'État qu'il accable d'un mépris ostensible et qu'il cherche à rendre responsables des déboires de sa politique. C'est ainsi que les diplomates sont désignés comme responsables des déconvenues de notre politique extérieure. Ils récusent le procès qui leur est fait. La politique suivie à l'égard de la Tunisie ou de l'Égypte a été définie à la présidence de la République sans tenir compte des analyses de nos ambassades. C'est elle qui a choisi MM. Ben Ali et Moubarak comme "piliers sud" de la Méditerranée.
Un WikiLeaks à la française permettrait de vérifier que les diplomates français ont rédigé, comme leurs collègues américains, des textes aussi critiques que sans concessions. Or, à l'écoute des diplomates, bien des erreurs auraient pu être évitées, imputables à l'amateurisme, à l'impulsivité et aux préoccupations médiatiques à court terme.
Impulsivité ? L'Union pour la Méditerranée, lancée sans préparation malgré les mises en garde du Quai d'Orsay qui souhaitait modifier l'objectif et la méthode, est sinistrée.
Amateurisme ? En confiant au ministère de l'écologie la préparation de la conférence de Copenhague sur le changement climatique, nous avons abouti à l'impuissance de la France et de l'Europe et à un échec cuisant.
Préoccupations médiatiques ? La tension actuelle avec le Mexique résulte de l'exposition publique d'un dossier qui, par sa nature, devait être traité dans la discrétion.
Manque de cohérence ? Notre politique au Moyen-Orient est devenue illisible, s'enferre dans des impasses et renforce les cartes de la Syrie. Dans le même temps, nos priorités évidentes sont délaissées. Il en est ainsi de l'Afrique francophone, négligée politiquement et désormais sevrée de toute aide bilatérale.
Notre politique étrangère est placée sous le signe de l'improvisation et d'impulsions successives, qui s'expliquent souvent par des considérations de politique intérieure. Qu'on ne s'étonne pas de nos échecs. Nous sommes à l'heure où des préfets se piquent de diplomatie, où les "plumes" conçoivent de grands desseins, où les réseaux représentant des intérêts privés et les visiteurs du soir sont omniprésents et écoutés.
Il n'est que temps de réagir. Nous devons retrouver une politique étrangère fondée sur la cohérence, l'efficacité et la discrétion.
Les diplomates français n'ont qu'un souhait : être au service d'une politique réfléchie et stable. Au-delà des grandes enceintes du G8 et du G20 où se brouillent les messages, il y a lieu de préciser nos objectifs sur des questions essentielles telles que le contenu et les frontières de l'Europe de demain, la politique à l'égard d'un monde arabe en révolte, nos objectifs en Afghanistan, notre politique africaine, notre type de partenariat avec la Russie.
Les diplomates appellent de leurs vœux une telle réflexion de fond à laquelle ils sauront apporter en toute loyauté leur expertise. Ils souhaitent aussi que notre diplomatie puisse à nouveau s'appuyer sur certaines valeurs (solidarité, démocratie, respect des cultures) bien souvent délaissées au profit d'un coup par coup sans vision.
Enfin, pour reprendre l'avertissement d'Alain Juppé et d'Hubert Védrine publié le 7 juillet 2010 dans Le Monde "l'instrument [diplomatique] est sur le point d'être cassé". Il est clair que sa sauvegarde est essentielle à l'efficacité de notre politique étrangère.


La diplomatie française peut-elle se reconstruire ?
Par Natalie Nougayrède, Le Monde, 22.02.11
 
La France joue une partie serrée face aux soulèvements populaires arabes. Comment reformuler un message en direction du Maghreb et du Moyen-Orient, après avoir "raté" la révolution tunisienne, point de départ de l'onde de choc, survenue dans un univers que l'on était censé connaître de bout en bout ? Comment rebâtir une image après des années de complaisance à l'égard des pouvoirs en place ? Après la fuite de Ben Ali, Nicolas Sarkozy a théorisé un devoir de "réserve" auquel l'ancienne puissance coloniale serait astreinte. Les Etats-Unis ont paru occuper un créneau déserté par Paris. La place Tahrir au Caire a ensuite semblé vibrer aux messages envoyés par la Maison Blanche, interlocuteur sans égal, en relais et en moyens.
La diplomatie française a du vague à l'âme, comme marginalisée. Quelle voix peut encore être audible ? La ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie ? Mise hors jeu par ses dérapages et les révélations sur ses vacances tunisiennes. L'Elysée ? Barricadé derrière des communiqués, tapis derrière l'absence de porte-parole, ce qui affranchit d'avoir à déployer une stratégie au grand jour. Nicolas Sarkozy jonglait, le 24 janvier, avec une conférence de presse où tout était calibré pour que le thème du G20 efface le reste. On a vu un ambassadeur de France à Tunis accablé de reproches et brusquement rapatrié. Puis, un nouveau, plus jeune et vibrionnant, se faire piéger, à peine nommé, par sa propre brusquerie face à l'esprit "soixante-huitard" qui imprègne la Tunisie de la parole libérée et ses journalistes branchés Facebook.
L'outil diplomatique français brisé ? Le Quai d'Orsay travaille. Les réunions se succèdent à un rythme soutenu, à renforts de chercheurs, de chargés de la "prospective", de livraisons de renseignement, pour tenter de tirer au clair ce tourbillon d'événements au sud de la Méditerranée, qui a pris tout le monde de court. Les diplomates assaillis de critiques ont le sentiment d'avoir payé les pots cassés de la politique fixée à l'Elysée : la continuité, le statu quo, au nom de l'antiterrorisme, de l'anti-islamisme, et de l'anti-immigration.
Un ambassadeur s'informe, collecte des contacts, et fait preuve de plus ou moins de courage ou de lucidité dans ses télégrammes. Mais ensuite il exécute une politique en représentant direct du chef de l'Etat. La courroie de transmission a-t-elle servi de bouc émissaire ? Les voix ne sont pas rares, dans l'appareil du "Quai", à désigner aujourd'hui des conseillers de l'Elysée comme responsables de l'opprobre qui accable toute une profession.
Pour être plus précis, c'est à un homme, Claude Guéant, le puissant secrétaire général de l'Elysée, que l'on prête le calcul d'avoir voulu canaliser la critique d'une politique... contre un corps, celui des diplomates. "Nous servons de "sitting ducks"", de canards sur lesquels on tire comme à la foire, écrit l'un d'eux dans un courriel.
Ils travaillent, donc. Cinq semaines et demie après la chute de Ben Ali, voici l'analyse qui émane du "Département" s'agissant du printemps des peuples arabes, et de la nouvelle donne qu'il induit. Un tableau d'ouest en est.
Maroc : la confiance... obligée. On pense côté français que le pouvoir va tenir. Le royaume chérifien est un vieil allié, protégé à l'ONU par la France sur la question du Sahara oriental, appuyé par Paris pour son statut spécial auprès de l'UE. Les liens sont presque incestueux : "Combien de ministres français ont séjourné gratuitement dans des palaces marocains depuis des années, au prétexte d'une visite de travail de trois jours qui commençait le vendredi, avec un entretien officiel d'une demi-heure pour tout justifier..." glisse un connaisseur, issu du Quai. "Sur le Maroc, on est gêné : ils nous "tiennent"", dit un autre, en parlant de la masse d'informations collectées à la Mamounia sur les élites françaises.
Mais il n'y aurait pas péril en la demeure. L'analyse officielle semble la suivante : le roi a une légitimité de commandant des croyants, il est jeune, pas un gérontocrate comme ailleurs dans le monde arabe, et le degré de liberté dans le pays est supérieur à celui de la Tunisie : "On peut qualifier les élections de libres." La France croise les doigts.
Algérie : un coup d'Etat de l'armée ? La "réserve" post-coloniale de M. Sarkozy s'applique là plus encore qu'ailleurs. Le diagnostic du moment : l'opposition est atomisée, et plane sur ce pays le souvenir de la guerre civile des années 1990, avec ses centaines de milliers de morts. "Il y a une désespérance, mais qui ne coalise pas pour le moment", estime une source autorisée à Paris. Qui émet une hypothèse : l'armée va chercher à "précéder" les manifestations en procédant à des réformes. "Je parie sur un coup d'Etat de l'armée et des services pour rendre le pouvoir populaire", dit notre interlocuteur. Les militaires auraient "pris conscience qu'il faut devancer les choses".
Tunisie et Egypte : la réussite. La révolution tunisienne a réussi, "une vraie révolution", impulsée par le peuple et soutenue par l'armée : "Surtout pas par les islamistes, qui peinent à courir derrière les émotions des Tunisiens." Vérification faite, le rôle prêté aux Américains était illusoire.
En Egypte, l'armée a refusé la répression et pris les commandes, avec le renversement de Moubarak. Mais veut-elle garder le pouvoir ? Non, estime-t-on en haut lieu à Paris. "Dans une semaine on aura une nouvelle Constitution, dans un mois, un référendum et ensuite une présidentielle et des législatives."
Libye : la rupture. La rupture est consommée avec Mouammar Kadhafi, un peu plus de trois ans après sa spectaculaire visite à Paris. Le déferlement de violences contre les manifestants a scellé son sort. Son temps est compté, estime-t-on à Paris. M. Sarkozy a dénoncé, lundi 21 février, dans un communiqué, "l'usage inacceptable de la force". Un diplomate de haut rang : "On espère que c'est la fin du système Kadhafi." Dans l'Est, "l'armée s'est solidarisée avec la population, il ne reste plus au pouvoir que des mercenaires tchadiens. Kadhafi joue le tout pour le tout".
Dans le Golfe : un créneau pour la France ? Sur cette région, comme à propos de l'Egypte, le commentaire le plus appuyé émanant des responsables de la diplomatie française porte sur l'attitude de l'administration Obama. Elle est critiquée. On lui prête des erreurs. D'avoir cherché de manière trop "impérieuse" à précipiter la chute de Moubarak. De s'être trop mise en avant, de "s'octroyer beaucoup de mérites". Comme par exemple, de laisser croire qu'un coup de fil a mis fin à la répression à Bahreïn. "Avec les Américains, les Britanniques, en particulier David Cameron, ont été les plus radicaux. En demandant le départ "maintenant" de Moubarak", dit une source.
Cela offre-t-il un créneau à la France, celui d'une retenue tout en modestie ? Le mot-clé aujourd'hui est l'"accompagnement", l'aide économique, pour consolider les chances de vraie démocratie un peu partout, évolution dont Israël aussi pourrait bénéficier. "Les démocraties ne se font pas la guerre", a déclaré M. Sarkozy devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le 9 février.
En tout cas, la fureur saoudienne et la stupeur des Emiratis face au "lâchage" du raïs égyptien par Washington ne sont pas passées inaperçues. L'abandon "en trois jours" d'un allié de trente ans a écorné la crédibilité américaine dans la région. La France n'est pas la seule à voir ses choix mis en doute. Une consolation ? 

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