dimanche 6 février 2011

"Nous n'attendons aucune aide des USA, seulement qu'ils nous laissent tranquilles" : Interview du cyberactiviste égyptien Hossam El Hamalawy

par Mark LeVine, Al-Jazeera,  27/1/2011,  Traduit par  Chloé Meier, édité par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Hossam el-Hamalawy est un journaliste et blogueur égyptien, actif sur le site Internet 3arabawy. Mark LeVine, professeur d'histoire à l'UC Irvine, a réussi à le joindre via Skype pour obtenir un récit de première main des événements qui se déroulent en Égypte.

Hossam El Hamalawy, journaliste et blogueur égyptien
Mark LeVine:

Pourquoi a-t-il fallu une révolution en Tunisie pour que les Égyptiens descendent dans la rue dans un mouvement sans précédent ?
Hossam El Hamalawy :

En Égypte, on considère que la Tunisie a eu un rôle de catalyseur, et non d'instigateur, puisque les conditions objectives d'un soulèvement étaient déjà réunies et que la révolte couvait depuis quelques années. En 2008, il y avait déjà eu deux mini-intifadas ou "mini-Tunisie", la première en avril, à Mahalla, la deuxième à Borollos, au Nord.

Les révolutions n'éclatent pas pour rien. Ce n'est pas parce que la Tunisie en vit une aujourd'hui qu'il va se passer la même chose chez nous demain. La contestation actuelle est intimement liée aux quatre années de grèves que nous venons de connaître et aux événements internationaux comme l'Intifada al-Aqsa et l'invasion de l'Irak par les Américains. L'Intifada al-Aqsa a été particulièrement déterminante parce que dans les années 1980-1990, l'activisme de rue avait été totalement bridé par le gouvernement dans le cadre de la lutte contre les insurgés islamistes. Il en subsistaient un peu dans des campus universitaires ou au siège de certains partis. Mais lorsque l'Intifada de 2000 a éclaté et qu'Al Jazeera a commencé à en transmettre des images, la jeunesse égyptienne s'est sentie encouragée à descendre dans la rue, tout comme elle se sent encouragée aujourd'hui par l'exemple de la Tunisie.
Mark LeVine:

Comment la contestation évolue-t-elle ?
Hossam El Hamalawy :

Il est trop tôt pour le dire. Le fait qu'elles se soient poursuivies au-delà de minuit hier soir, malgré la peur et la répression, relève du miracle. Cela dit, la situation est telle que les gens n'en peuvent plus, ils en ont assez. Si les forces de sécurité parviennent actuellement à maîtriser des protestations, elles seront submergées par celles qui éclateront la semaine prochaine, ou le mois prochain, ou plus tard. Le courage des gens a indéniablement pris une dimension nouvelle. Dans les années 1990, au prétexte de la lutte contre le terrorisme, l'État traquait toutes sortes de dissidents à travers le pays, un subterfuge utilisé par tous les pays, y compris les USA. Or, lorsque l'opposition officielle à un régime tourne aux protestations de masse, c'est une autre paire de manches. En effet, il est possible d'éliminer un groupe de terroristes dans des champs de canne à sucre, mais que faire face à des milliers de personnes en colère dans la rue? Vous ne pouvez pas les tuer toutes. D'ailleurs, il n'est même pas certain que les troupes obéissent, qu'elles tirent sur les pauvres.
Mark LeVine:

Quelle est la relation entre les événements régionaux et les événements locaux qui surviennent ici ?

Hossam El Hamalawy :

Il faut d’abord comprendre qu'ici, les questions régionales sont des questions locales. En 2000, les manifestations n'étaient pas, au départ, dirigées contre le régime, mais plutôt contre Israël et en faveur des Palestiniens, tout comme lors de l'invasion américaine de l'Irak. Mais quand dans la rue, la foule s'est trouvée confrontée à la violence du régime, elle a commencé à se poser des questions: Pourquoi Moubarak envoie-t-il des forces armées contre les manifestants et non pas contre Israël? Pourquoi envoie-t-il du ciment destiné à la construction de colonies en Israël plutôt que d'aider les Palestiniens? Pourquoi la police est-elle aussi violente envers nous alors que nous essayons simplement d'exprimer pacifiquement notre solidarité envers les Palestiniens? Voilà comment des sujets régionaux, comme Israël et l'Irak, sont devenus des sujets locaux. D’un seul coup, les manifestants qui scandaient des slogans pro-palestiniens se sont mis à clamer des mots d’ordre anti- Moubarak. Les manifestations contre la politique intérieure, elles, ont commencé en 2004 - un tournant.
Mark LeVine:

En Tunisie, les syndicats ont joué un rôle clé dans la révolution puisque leurs membres, disciplinés et nombreux, ont assuré une certaine organisation des manifestations et fait en sorte qu'elles ne puissent pas être maîtrisées facilement. Quel rôle jouent les mouvements de travailleurs dans le soulèvement actuel en Égypte ?
Hossam El Hamalawy :

En Égypte , dans les années 1980 et 1990, les mouvements de travailleurs étaient passablement réprimés par la police, qui a notamment tiré à balles réelles sur des grévistes pacifiques lors des grèves dans les aciéries en 1989 et dans les usines textiles en 1994. Mais depuis décembre 2006, le pays connaît des séries de grèves d'une ampleur et d'une intensité inédite depuis 1946. Elles ont été déclenchées par les grèves des ouvriers du textile dans la ville de Mahalla, dans le delta du Nil, où se trouve la plus grande concentration de travailleurs du Moyen-Orient (28 000 travailleurs). Au départ, les grèves concernaient les conditions de travail dans cette branche, mais elles ont fini par gagner tous les secteurs de la société, à l'exception de la police et de l'armée.

Suite à ces grèves, deux syndicats indépendants ont vu le jour, les premiers de ce genre depuis 1957. D'une part chez les collecteurs de taxes foncières et d‘habitation, qui sont plus de 40 000 fonctionnaires, et d'autre part les professionnels de la santé. 30 000 d’entre eux ont créé le mois dernier un syndicat indépendant des syndicats contrôlés par l'État.
Il faut savoir que la situation n'est pas la même qu'en Tunisie, où malgré la dictature, il y avait une fédération de syndicats semi-indépendante. Même si les dirigeants collaboraient avec le régime, la base était constituée de militants. Par conséquent, lorsqu'il a été question de grèves générales, les syndicats ont pu faire front commun. Ici, en Égypte, il y a un vide, que nous espérons combler bientôt. Les membres de syndicats indépendants, qui cherchent à s'unir, ont fait l'objet de chasses aux sorcières, de poursuites pénales engagées par l'État ou par des syndicats soutenus par celui-ci, mais ils gagnent en force malgré les tentatives continues de les réduire au silence.

Bien sûr, ces derniers jours, les interventions ont été dirigées contre les manifestants, qui n'étaient pas forcément des syndicalistes. Les manifestations ont drainé un large éventail de gens, jusqu’aux filles et aux fils de l'élite. C'est un mélange de On y trouve des jeunes et des pauvres urbains, des gens de la classe moyenne et des enfants des élites.

Je crois que Moubarak a réussi à s'aliéner tous les secteurs de la société, à l’exception de son cercle de proches.
Mark LeVine:

La révolution tunisienne a été décrite comme étant une révolte emmenée par les jeunes et dont le succès reposait sur les nouveaux réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter. Les jeunes Égyptiens sont largement considérés comme l'un des principaux catalyseurs. S'agit-il d'une "Intifada de la jeunesse"? La révolution aurait-elle pu se produire sans Facebook et les autres technologies ?
Hossam El Hamalawy :

Effectivement, à la base, c'est un soulèvement des jeunes. L'Internet joue un rôle uniquement dans la mesure où il permet de diffuser des récits et des images de ce qui se passe sur place. Nous ne l'utilisons pas pour nous organiser, mais pour faire savoir ce que nous faisons en espérant inciter d'autres à agir.
Mark LeVine:

Comme vous le savez peut-être, aux USA, Glenn Beck, un animateur de talk shows, a intenté un procès contre une intellectuelle, Frances Fox Piven, parce que, dans un article, celle-ci avait appelé les sans-emploi à organiser des protestations massives pour revendiquer du travail. Elle a reçu jusqu’à des menaces de mort, y compris de chômeurs, manifestement plus portés à utiliser l'une de leurs nombreuses armes pour la tuer qu’à se battre pour défendre leurs droits. Étonnamment, les syndicats jouent un rôle de premier ordre dans le monde arabe actuel malgré plus de vingt ans de néolibéralisme, dont le premier objectif était de détruire la solidarité des travailleurs. Pourquoi les syndicats sont-ils restés aussi importants ?
Hossam El Hamalawy :

Les syndicats ont toujours été l’arme suprême contre les dictatures. Regardez la Pologne, la Corée du Sud, l'Amérique latine et la Tunisie. Ils ont toujours été la cheville ouvrière des mobilisations de masse. Pour organiser une grève générale et renverser une dictature, rien de tel qu'un syndicat indépendant.
Mark LeVine:

Les manifestations ont-elle pour seul but le départ de Moubarak ou y a-t-il en arrière-plan un programme idéologique plus large ?


Hossam El Hamalawy :

Chacun a ses raisons de descendre dans la rue, mais j'imagine que si les soulèvements aboutissent et que Moubarak s'en va, les divisions vont apparaître. Les pauvres souhaiteront une révolution radicale, une redistribution totale des richesses et une lutte implacable contre la corruption, alors que les "réformateurs" freinent le mouvement, s'engagent plus ou moins pour des changements dans les hautes sphères de l'État et pour limiter les pouvoirs, tout en en gardant l'essence. Mais nous n'en sommes pas encore là.
Mark LeVine:

Quel est le rôle des Frères musulmans et en quoi le fait qu'ils se maintiennent en-dehors des protestations va-t-il influencer la situation ?

Hossam El Hamalawy :

Les Frères musulmans sont divisés depuis l'Intifada al-Aqsa. Leur soutien au Mouvement de solidarité avec la Palestine n’est jamais allé jusqu’à contester le régime. Or tout compromis conclu entre les dirigeants du mouvement et le régime, notamment sous la conduite du dernier Guide suprême, a démoralisé les cadres inférieurs. Je connais de nombreux jeunes frères qui ont quitté le groupe pour rejoindre d'autres organisations ou rester indépendants. Face à la contestation croissante de la rue, où les cadres inférieurs s’impliquent de plus en plus, les divisions ne feront que s'accentuer car les chefs du mouvement ne pourront plus justifier leur absence de ce nouveau soulèvement.



Carlos Latuff
Mark LeVine:

Que pouvez-vous dire du rôle des USA dans ce conflit? Comment les manifestants perçoivent-ils leur position ?
Moubarak est après Israël le deuxième destinataire de l'aide extérieure usaméricaine. Il est connu pour être le sbire des USA dans la région et l'un des instruments de la politique étrangère usaméricaine dans la mise en œuvre du programme de sécurité pour Israël et pour assurer l’approvisionnement en pétrole, tout en maintenant les Palestiniens à distance. Personne n'ignore que cette dictature a bénéficié du soutien de Washington depuis le premier jour, y compris dans la rhétorique pro-démocratique si bien utilisée par Bush. Les déclarations ridicules de Clinton, qui défendait plus ou moins le régime de Moubarak, n'avaient rien de surprenant puisque l'un des piliers de la politique extérieure usaméricaine est le maintien de régimes stables, au détriment des libertés civiles et de la liberté en général.


Nous n'attendons rien d'Obama, que nous considérons comme un parfait hypocrite. Mais nous attendons du peuple usaméricain – des syndicats, des associations d’enseignants, des organisations d'étudiants, des groupes militants – qu'ils s'expriment pour nous soutenir. Ce que nous attendons du gouvernement américain, c'est qu'il quitte la scène. Nous ne voulons pas de son aide, quelle qu'elle soit. Qu'il coupe immédiatement l'aide accordée à Moubarak et qu'il lui ôte son soutien, qu'il se retire de toutes ses bases au Moyen-Orient et cesse de soutenir l'État d'Israël.

Moubarak fera tout ce qu'il peut pour se protéger. Pour sauver sa peau, il est capable de tenir tout à coup les discours les plus anti-américains qui soient. En fin de compte, il défend ses propres intérêts et s'il suppose qu'il ne pourra pas compter sur les Usaméricains, il se tournera ailleurs. En réalité, dans la région, l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement véritablement honnête provoquera immanquablement un conflit avec les USA parce qu'il appellera à une redistribution radicale des richesses et à mettre un terme à l'aide qu’ils fournissent à Israël ou à d'autres dictatures. Donc nous n'attendons rien des USA, seulement qu'ils nous laissent tranquilles.

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