dimanche 2 juin 2013

2 juin 1967 : se souvenir du passé pour mieux comprendre le présent

Vendredi 2 juin 1967, Berlin-Ouest : en pleine guerre du Vietnam, à la veille de la Guerre des Six Jours en Palestine et au Moyen-Orient, l'ex-capitale du Reich, divisée en quatre secteurs d'occupation (US, soviétique, français et britannique), vit au rythme de l'agitation qui part des universités, où se concentre une jeunesse bouillonnante de rêves et de rage. L'ennemi est l'impérialisme US et ses laquais, allemands d'abord, mais aussi iraniens. Le Chah d'Iran mis au pouvoir à Téhéran par un coup d’État de la CIA en 1953, est en visite officielle. Il est accompagné et escorté par des centaines de "Jubelperser", sa claque persane, des agents de la SAVAK - sa police politique - chargés de l'acclamer et de contenir les protestataires, des étudiants allemands et iraniens, qui dénoncent les tortures et la répression qui sont le menu quotidien des Iraniens sous la "révolution blanche" de Reza Pahlevi.
Ce vendredi soir, le Chah et sa belle Farah Diba, chouchou de toute la presse people d'Europe, sont attendus à l'Opéra de Berlin, pour y savourer la Flûte enchantée de Mozart. Des milliers de protestataires se heurtent aux cogneurs persans et aux flics locaux. L'étudiant Benno Ohnesorg, 26 ans, qui ne faisait que passer dans le coin, est abattu par une policier en civil, Karl-Heninz Kurras, pour lequel il ne constituait pas une menace. Longtemps après, on découvrira que Kurras était un agent de la STASI est-allemand infiltré dans la police de Berlin-Ouest. Il sera en tout cas acquitté de l'accusation d'homicide volontaire.

La mort de Benno Ohnesorg marque un tournant dans l'histoire de l'Allemagne "démocratique" d'après-guerre. Lors d'une assemblée à l'Université libre, une étudiante militante lance une phrase historique : "On ne discute pas avec les gens qui ont fait Auschwitz". Elle s'appelle Gudrun Ensslin, elle est fille de pasteur. Avec Andreas Baader, mi-voyou, mi-dandy, Horst Mahler, un avocat engagé (l'un des rares survivants du groupe, et aujourd'hui nazi) et quelques autres, dont la journaliste Ulrike Meinhof, qui les rejoindra plus tard, elle créera la Fraction armée rouge, la RAF, qui déclenche une invraisemblable "guérilla urbaine". L'histoire finira mal, les principaux combattants de la RAF mourront, "suicidés" en prison.
Der von einer Polizistenkugel tötlich getroffene Student Benno Ohnesorg in den Armen einer Passantin (Photo: ekg-images)
Benno Ohnesorg
Mais la RAF ne sera pas le seul groupe armé issu de l'Opposition extraparlementaire. D'autres groupes, plus libertaires - la RAF pratiquait une langue de bois marxiste-léniniste pure et dure et fut manipulée à la fois par les services secrets de l'Ouest et de l'Est -, verront le jour : les Cellules révolutionnaires (RZ), Zora la rouge (Rote Zora) et Mouvement du 2 Juin (Bewegung 2. Juni). C'est à ce dernier groupe qu'appartenait l'étudiant en cinéma suisse Werner Philipp Sauber. Il est abattu par un policier le soir du 9 mai 1975 sur un parking de Cologne, où il se trouve en compagnie d'un autre militant passé à la clandestinité, Roland Otto, dans la voiture conduite par Karl Heinz Roth, qui reçoit deux balles dans l'échange de coups de feu entre Sauber et les policiers venus les contrôler. Karl Heinz Roth est un militant de l'Opposition extraparlementaire qui a refusé le choix de la lutte armée mais répond aux demandes d'aide émanant de camarades. La suite est racontée ci-dessous. A lire ce témoignage 35 ans plus tard, on est obligé de constater que les Yankees n'ont (presque) rien inventé après le 11 Septembre en matière de "guerre au terrorisme" mais se sont contentés d'appliquer le "système allemand"  de contre-insurrection mis au point par ...les sociaux-démocrates -REDACTION BASTA!

Dans le ventre de la baleine
Mai 1975-Juin 1977 : premières notes
Karl Heinz Roth
Traduit par  Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
 Original: Im Innern des Wals Mai 1975-Juli 1977. Erste Aufzeichnungen
Traductions disponibles : Español  


Tlaxcala met ce document à la disposition de tous les lecteurs intéressés par la résistance humaine à l’enfermement car nous considérons que c’est un classique de la littérature carcérale, qui mérite d’être rendu accessible sur Internet, notamment aux générations qui n’étaient pas en mesure de le lire au moment de sa publication, en mars 1978, dans la revue allemande Kursbuch. Son auteur, Karl Heinz Roth, né en 1942, a été un militant du de l''Opposition extraparlementaire dès le milieu des années 60. Parallèlement à ses activités de médecin, il s’est consacré à l’histoire de « l’autre mouvement ouvrier », celui des ouvriers non qualifiés, des immigrés, des travailleurs forcés, et à la résistance au capitalisme sous le nazisme. Le 9 mai 1975, Karl Heinz Roth est arrêté avec Roland Otto sur un parking de Cologne après avoir été grièvement blessé par un policier. Au cours de l’incident, Werner Philipp Sauber, un militant clandestin du Mouvement du 2 Juin et un policier sont tués. Le 26 juin 1977, Roland Otto et Karl Heinz Roth sont acquittés de l’accusation de meurtre et retrouvent la liberté au terme d’un procès exemplaire au cours duquel le montage policier s’est lamentablement écroulé. Pendant les deux années qui venaient de s’écouler, Roth avait mené un combat exemplaire pour la survie. C’est ce qu’il raconte dans ce texte, auquel nous lui avons demandé d’écrire une présentation, à l’usage des lecteurs qui n’ont pas vécu de manière consciente « l’automne allemand ».-Tlaxcala, le 2 Juin 2013


Préface de l'auteur

Une moitié de vie plus tard

 Trente-cinq ans plus tard, il m'est toujours douloureux de relire ce que j’avais écrit, encore mal remis d’une situation extrême que je venais de dépasser. Les épreuves existentielles que j’ai traversées entre mai 1975 et juillet 1977 ont été une suite de catastrophes qui se sont enchaînées sans solution de continuité. L’inexorable lien qui les soudait était l’incarcération, que j’ai découverte sous plusieurs formes et à plusieurs degrés.
Si ma mémoire est bonne, c’est la rédaction de la revue Kursbuch* qui m’a convaincu d’écrire ce récit, quelques mois après ma libération. Il s’agissait, comme je l’ai alors souligné, de "premières notes". Les choses en sont restées là jusqu’à maintenant. Après leur publication, je les ai mises de côté avec l'idée de reprendre et développer ce sur quoi j'avais fait l'impasse dans mon texte. S’y ajoutait la nécessité de m’interroger sur le sens de la vie désormaisrecouvrée - et, après ma sortie positive de cette introspection, de regarder à nouveau vers l’avant. Mon principal problème était : dois-je émigrer afin de poursuivre mon projet initial - je souhaitais m’engager, après avoir terminé mes études de chirurgien, auprès des mouvements de libération du Sud ? Ou bien rester sur place et me mettre à autre chose ? Heureusement je me suis aperçu à temps qu’il me fallait compter, si je voulaissurvivre, avec des troubles physiques croissants. Sans les encouragements de ma compagne et de mes amis, il m’aurait sans doute été presque impossible de redémarrer.
Et donc je n’ai relu ces confessions de 1978 que maintenant. J’ai immédiatement repéré ce que j’avais tu. Dans le ventre de la baleine, je n’avais pas été seulement maltraité, mais aussi humilié. Et ces humiliations m’avaient atteint plus que tout le reste. Pour les surmonter il m’avait fallu des décennies entières. Devais-je poursuivre mon récit, pour faire part de ces traumatismes aussi ? J’ai décidé d’y renoncer, car ils recoupent en bien des points les informations contenues dans les rapports d’enquête sur les tortures en Amérique latine au cours des années 70. Je m’en tiendrai à un seul évènement. Lorsque le tournant décisif de mon procès – le non-lieu pour l’accusation de meurtre - se profila, les pandores m’enchaînèrent furieux aux lanières de suspension à la porte de l’hélicoptère qui devait me ramener à la prison de Bochum. Ainsi crucifié, ils me mitraillèrent abondamment avec leurs appareils phoo avant de verrouiller la porte. C’est ainsi qu’on traitait les prisonniers chiliens et argentins avant de les jeter à la mer. Moi, en revanche, on m’a démenotté après l’atterrissage à Bochum et poussé dans un coin du mur de la prison en raison des "risques d’évasion". Mais moi, on ne m’a pas abattu, on a fini par me remettre aux matons.
Brême, 15 février 2013
*Revue créée en 1965 par Hans Magnus Enzensberger, publiée par les éditions Suhrkamp puis, à partir de 1970 par Klaus Wagenbach et de 1973 par les éditions Rotbuch. Considérée comme l'un des principaux organes de l'Opposition extraparlementaire, elle a cessé de paraître en 2008 [NdE]



KH Roth à l'époque de l'opposition extraparlementaire (1964-1969)



Dans le ventre de la baleine
Mai 1975-Juin 1977 : premières notes
En souvenir de Philipp Sauber 
Et d’autre part je vis
toutes les oppressions qui se pratiquent sous le soleil.
Regardez les pleurs des opprimés
ils n’ont pas de consolateur ;
la force est du côté des oppresseurs
ils n’ont pas consolateur.
et moi de féliciter les morts qui sont déjà morts,
plus que les vivants qui sont encore en vie ;
et plus heureux que les deux
celui qui n’a pas encore été
puisqu’il n’a pas vu l’œuvre mauvaise
qui se pratique sous le soleil. (Traduction TOB)
Ce passage de l’Ecclésiaste (Qohéleth) - chapitre 4 -, je l’ai souvent psalmodié quand j’étais en quartier d’isolement.

Pour débuter, une histoire de mouchard
« Votre ami - l’homme de Cologne - a désormais reçu ici la récompense qui lui était due pour sa façon de présenter votre personne. » Cette phrase alambiquée a permis à un codétenu de contourner la censure du courrier juste après la fin du procès. « L’ami » était le délateur du dernier carré qui m’avait lourdement chargé juste avant la levée du mandat de dépôt le 10 juillet 1977, m’accusant d’avoir projeté d’assassiner le directeur de l’établissement. D’avoir essayé de liquider le médecin-chef de l’hôpital pour détenus de Bochum. De lui avoir raconté à la promenade que j’aurais à coup sûr tiré, le 9 mai 75, si la moindre chance s’était présentée. Le timing du dernier carré présentait quelques incohérences. Le dénonciateur rata son témoignage au tribunal. Les preuves et témoignages à décharge que j’avais préparés s’avérèrent superflus. Quelques semaines plus tôt les choses auraient pu se dérouler très différemment. Un Président de tribunal dont les techniques d’interrogatoire auraient minimisé toutes les absurdités ; une meilleure coordination avec les attaques du Bild [tabloïd allemand le plus lu, d’orientation « populiste » extrême droitière », appartenant à Carl Axel Springer ; NdT], qui m’avait accusé peu auparavant d’avoir comploté avec Roland Otto d’assassiner ce même juge... L’échec du délateur a été dû à une erreur de mise en scène. Dur pour lui, car rien n'est venu compenser la punition infligée par ses codétenus, et qu’il aurait subie de toute façon. Aujourd’hui je le plains, lui, le délateur, ex-patron de bar et condamné à une peine de sécurité - Peter Cabet (nom modifié par la rédaction).







"Pour le procès contre le médecin Karl Heinz Roth, le tribunal était hermétiquement fermé au public. Malgré cela, le photographe Günter Zint est parvenu à faire entrer un appareil photo dans la salle d'audience et à faire quelques photos, publiées par le magazine STERN"


À l’époque j’ai rédigé la déclaration suivante, dont je n’ai pas eu à faire usage au procès :


Comment on passe de la criminalité pour raison d’État à la délation
Lorsque Peter Cabet comparut en état de récidive à l’automne 1976 devant la 13ème Chambre du Tribunal correctionnel de Cologne pour agression, il était - selon lui - encore un homme libre. La sentence prononcée au Tribunal présidé par de Someskoy fut pour lui un coup de massue : six ans suivis d’une peine de sécurité. Cabet, l’ancien « réclusionnaire », qui était parvenu à être copropriétaire d’un petit bar à l’Unicenter de Cologne retournait en prison. Tous ses efforts passés pour guérir ses graves troubles du comportement qui avaient réduit ses contacts avec ses frères humains à des agressions avaient échoué. Le corps de Cabet réagit à ce désastre par une grave maladie psychosomatique. Cabet fut transféré d’Ossendorf au service de médecine interne de l’hôpital de Bochum. Désormais c’en était fait de lui. Le peu de mouvement et de contact qu’Ossendorf garantit malgré tout au prisonnier moyen avait disparu : pas de salle de détente, pas de rencontre avec un autre détenu ; une existence végétative dans une cellule étouffante avec pour seul contact social l’heure de promenade et l’église. Par-dessus le marché Cabet et Berg, le directeur de la prison, étaient de vieilles connaissances. Avant que ne Berg soit muté par mesure disciplinaire de la maison d’arrêt de Rheinbach à Bochum, Cabet avait été incarcéré à Rheinbach. Témoin oculaire de l’affaire Klingelpütz, Cabet m’a raconté qu’à Rheinbach Berg l’avait systématiquement brisé. De rebuffades en punitions il avait perdu sous la férule de Berg ses derniers repères.

J’ai fait la connaissance de Cabet, déjà complètement détruit, en 1977, lorsque j’étais à l’isolement et qu’on m’a autorisé la promenade en groupe. Il comptait parmi les quatre ou cinq codétenus assez grands pour que je puisse m’appuyer sur eux lorsque nous tournions en rond dans la cour. Car je souffrais encore d’une paralysie partielle et de troubles trophiques de la jambe gauche, qui se dérobait facilement. En outre lorsque je marchais longtemps j’avais des spasmes. Durant ces premières semaines je fus épargné par les embrouilles. Même Cabet écrivait des lettres où il s’indignait de mon état de santé.

De Someskoy, le juge qui avait instruit l’affaire Cabet (ce dernier attendait la sentence par écrit pour pouvoir faire appel) ne tarda pas à en ouvrir une. 

Depuis Cabet savait quelle importance de Someskoy attachait à ce qu’il disait de moi. Il ne cessait de le souligner. Pour le reste, je me suis fié à ce que disaient les détenus.
Fin janvier 1977 les détenus de l’hôpital carcéral décidèrent, après de longues discussions, d’entreprendre une action commune en vue d’obtenir une amélioration des conditions de détention. On collecta donc les plaintes ainsi que les propositions d’amélioration. Il en sortit une requête de la communauté à la direction de la taule et du corps médical, votée au cours d’une promenade. On détermina également la façon de procéder. Une sorte de commission des pétitions fut élue. Les formulaires de requête furent répartis de manière à ne pas pouvoir être tous confisqués, même en cas de perquisition très poussée. Cette action rencontra un grand succès. Plus de 60 détenus- près de 100% - la signèrent. Cabet lui-même accepta de signer, bien qu’il fût fâché de n’avoir rien su des préparatifs de l'action. Le service de sécurité avait bien sûr eu vent de l’affaire et s’était mis en quête de mouchards. Cabet ne répugnait pas à en faire partie - égocentrique et détruit comme il l’était après ses longues périodes au cachot à Rheinbach. Mais il avait été repéré à temps comme le nouvel indic  de la «sécurité ».
 En réponse à ces demandes justifiées la direction de la prison recourut à des mesures de rétorsion féroces : retour aux placement en cellule d’isolement, intensification des mesures de sécurité. Lors d’une audience Berg me déclara qu’on ne changerait rien tant qu’il dirigerait cette prison ; dans un hôpital carcéral, il était essentiel que les détenus perçoivent en permanence la différence entre celui-ci et un hôpital normal pour gens libres et que cette différence les marque. Lorsque je revins à la promenade dans la deuxième semaine de février, tous les espoirs s’étaient dissipés. Le directeur de la prison annula même la triste parade des vaincus. Après la promenade, le directeur convoqua pour la première fois Cabet, qu’il avait vu parler avec moi. Cabet, qui visiblement ne s’était pas encore fait complètement au rôle de mouchard qu’il avait peu à peu endossé, nous en parla quelques jours plus tard. Ce fut la première et dernière fois qu’il évoqua ses rencontres avec le directeur. Berg avait surtout parlé de moi. Il m’avait traité d’universitaire borné, politiquement confus, rêvant d’abolir un jour la prison. Mais j’étais aussi quelqu’un de dangereux, un tacticien qui jouait les commissaires politiques en coulisses. Quant à lui, Cabet, il voulait sûrement faire son temps le plus tranquillement possible et en plus s’arranger pour sa peine de sécurité. C’est dans cette optique qu’il devait se conduire à l’avenir. Auparavant les détenus politiques ne frayaient absolument pas avec les autres. Ce n’était plus le cas aujourd’hui et il fallait donc recourir à de nouvelles méthodes pour faire respecter l’ordre et le droit.
Cabet se mit alors à m'interroger tout d’abord sur ma biographie politique et mon procès. Il lut ma déclaration qui circulait parmi nos codétenus. Pour l’aider à reprendre pied, je m’engageai en revanche pour résoudre les problèmes de révision de son procès. Je lui ai conseillé des échauffements pour le training autogène et tenté de lui trouver un avocat expérimenté susceptible de l’aider. Mais tout ceci se passait durant lune phase de nos relations où Cabet, sous l’influence de Berg, développait un penchant de plus en plus marqué à la délation. Bien que n’ayant pas la moindre illusion à son sujet, je ne rompis pas tout de suite avec lui, parce que sa pathologie juste à ce moment allait jusqu’à provoquer des crises d’asphyxie dangereuses ; une réaction sans ambiguïté au chantage exercé sur lui en lui faisant espérer de meilleures conditions de détention.
Après les mesures de rétorsion, depuis février, les détenus étaient à nouveau réduits à des actions d’assistance mutuelle informelles et absolument pas structurées. C’était presque un événement quand un détenu ne disposant pas de compte - à Bochum les versements ne parvenaient aux détenus qu’au bout de six semaines - pouvait dénicher un peu de thé ou de café. De manière absurde, le tabac était totalement interdit, ce qui entraînait une guéguerre discrète pour s'en procurer, afin d’éviter que les hommes à tout faire ne fassent de profits trop élevés. Nombre de détenus livraient une bataille acharnée pour se maintenir en vie car leurs affections s’aggravaient de semaine en semaine en raison des conditions de détention. Tous souffraient d’une prise en charge médicale insuffisante. La plupart essayaient de quitter leur isolement extrême et de revenir dans les maisons d’arrêt, qui en comparaison semblaient des paradis, et minimisaient leurs pathologies. Les grévistes de la faim étaient mis à l’écart et ne bénéficiaient d’aucun suivi médical pour les remettre en forme après avoir recommencé à s’alimenter. Les drogués étaient sevrés brutalement au moyen d’Aponal [Médicament antidépresseur utilisé aussi dans les sevrages, NdT]. Les délinquants économiques envoyaient des tonnes de papiers, pour récupérer au moins quelques symboles de leur identité physique lorsqu’ils s’opposaient aux médecins ; je rappelle l’histoire, rapportée par le Spiegel, de la lutte menée par un manager de la firme Stumm, incarcéré ici, pour qu’on lui rende son pyjama. [Cette firme était un courtier en matières premières qui à la suite de spéculations fit faillite en raison de la baisse des prix du brut en 1974, entraînant 14000 salariés ; son chiffre d’affaires était de 1,7 milliards de DM, ses pertes s'élevèrent à 240 millions et elle laissa 300 millions de créances impayées, NdT]
Moi-même me débattais de mon mieux dans cet effroyable contexte. Je reçus un ultimatum : il m’était interdit de débattre de problèmes médicaux avec mes codétenus. Je refusai. Je venais en aide aux détenus qui m’en priaient dans leurs problèmes avec le traitement de leurs pathologies. Le résultat fut que quelques employés déclenchèrent une fronde de plus en plus marquée contre moi et d’autres détenus particulièrement exposés, et utilisèrent Cabet d’une manière qui lui fut fatale. Les contacts établis aux promenades furent consignés de manière exacte. Des détenus qui s’étaient entretenus avec moi plusieurs fois ou pendant un temps assez long furent invités à prendre leurs distances, les accusations portées contre eux pouvant aller jusqu’à la complicité avec une association de malfaiteurs. S’ils refusaient, ils étaient renvoyés souvent avec une étonnante rapidité dans les sections de semi-liberté. Les arguments visant à casser la solidarité devinrent de plus en plus uniformes. Je serais un terroriste caché, une taupe cherchant à recruter d’autres personnes. Les initiatives que j’avais soutenues contre le trafic de tabac me furent comptées comme des tentatives de corruption. Je ne parlerais de problèmes médicaux que dans le dessein de trouver des arguments en faveur de mes convictions subversives.
Rien d’étonnant si Cabet et autres détenus du même genre commencèrent peu à peu à juger nécessaire de développer des activités supplémentaires de police politique. C’était surtout pour Cabet que les attaques dirigées contre moi semblaient corroborer sa propre expérience, selon laquelle sa propre situation, en raison des rapports de force, ne pouvait être améliorée qu’aux dépens des autres détenus. Tandis que le délateur Cabet conférait de plus en plus souvent avec le directeur Berg et ses hommes de confiance à l’infirmerie, le délinquant Cabet travaillait à la création d’une dictature mafieuse. Il s’établit une alliance mutuelle entre la direction de la prison et les délinquants, chacune des deux parties cherchant à plier l’autre à ses intérêts. Les matons - consciemment ou non, ce n’est pas le problème - devinrent ainsi des délinquants tandis que les délinquants se transformaient en délateurs.
Désormais je me concentrerai sur le rôle du délateur Cabet, qui entreprit avec une remarquable habileté de mettre en phase son manque de volonté et son égocentrisme avec la raison d’État, fondée sur un sens prussien du devoir, du directeur de prison Berg. Il y réussit durant un temps étonnamment long, surtout parce qu’il réussit à placer sous son contrôle la plupart de ses codétenus et tous les matons qui tenaient à rester corrects- et c’était la majorité, même dans l’enfer de Bochum.
Cabet devait d’abord, conformément au rôle qu’il s’était choisi, devenir le prisonnier disposant d’un maximum de privilèges.Son meilleur allié fut son nationalisme. Avec la permission de Berg, de Someskoy lui accorda un téléviseur - un acquis inconcevable à Bochum. Lorsqu’un autre détenu, un chef d’entreprise, en obtint un lui aussi, Cabet le fit capoter au moyen d’une machination raffinée. Peu après il parvint à faire démonter, sur le projecteur orientable qui avait été installé à mon arrivée en 1976, la lampe placée en face de sa cellule et qui était à gauche de la mienne, tandis ce que celle de droite restait en place. Pour finir il obtint la libre disposition des douches, qui devinrent dès lors la plaque tournante de ses intrigues.
Aussi bien le délateur que le directeur en mesuraient la portée symbolique : les détenus qui participaient à des initiatives de solidarité le payaient par une détérioration de leurs conditions de détention. À l’inverse, celles-ci s’amélioraient, dès qu’ils se mettaient à plat ventre et entraient dans le système de délation, qui permettait à la bureaucratie carcérale de s’infiltrer dans la masse grouillante des détenus, de les isoler, de les monter les uns contre les autres.
Une fois ce travail accompli, Cabet entreprit de mettre de force les détenus sous son pouvoir personnel. Il profita pour cela de sa gestuelle très élaborée et très entraînée, qui lui permet d’exprimer très physiquement la menace. Celle-ci, jointe à ses fréquents accès de rage, lui permettait et lui permet toujours d’atteindre facilement son but chez les détenus angoissés. Si cela ne suffisait pas, il recourait au chantage. Il leur faisait passer des ustensiles interdits et annonçait une prochaine perquisition du service de sécurité s’ils persistaient à lui résister. Il a aussi battu certains détenus. Mais la pire des punitions pour un vassal rebelle était de lui cracher au visage en présence d’un maximum de témoins.
Envers le personnel aussi Cabet mit au point de méthodes d’intimidation particulières. Il n’était pas rare qu’il menace ceux qui désapprouvaient ses agissements ou le pacte qu’il avait conclu avec la direction de les neutraliser quand il le voudrait au moyen de calomnies. Il les poussait à des actes qui auraient pu entraîner des sanctions disciplinaires s’ils avaient été dévoilés. Ensuite il les faisait chanter. Cette méthode lui permettait d’agir avec une certaine effronterie.
Un des aspects de celle-ci fut par exemple de réussir à mettre par périodes le trafic du tabac complètement sous son contrôle. Cabet est un adepte de l’économie capitaliste libérale, où l’offre et la demande s’équilibrent librement. Mais la demande de tabac est forte puisqu’il est interdit. Donc Cabet adaptait les termes de l’échange. En outre il prélevait des suppléments exceptionnels, qu’il encaissait par la force. À certaines époques, deux paquets de tabac valaient une montre de prix moyen selon le catalogue Quelle.
Je me rappelle aussi qu’il a menacé de rosser un autre détenu, qui se refusait à lui procurer un câble pour son téléviseur. Et il le rossa peu après, exactement dans les conditions qu’il avait annoncées.
À la même époque, je l’invitai devant d’autres détenus à s’excuser de son comportement égoïste, qui anéantissait les dernières traces de solidarité. Aussitôt il me fit une menace bien pire. Notre dernier contact, au mois de mars, s’acheva par se ces mots, juste avant la fin de la promenade : «  J’encule tous ceux qui me mettent des bâtons dans les roues. Je te démolirai, salaud de communiste. Tu passeras par-dessus la balustrade. Et les vert-de-gris détourneront les yeux juste avant. Personne ne verra rien. Ce sera un suicide.»
Que des détenus et même des membres du personnel l’entendent ne le gênait pas. Il était si sûr de lui ! Quelques mois après il réitéra ses menaces. La direction, qui n’ignorait pas tout cela, n’y voyait pourtant pas de motif pour intervenir. Comment cela est-il possible ? Elle est tristement célèbre pour punir durement même des bagatelles. Bien qu’au troisième étage deux cellules seulement me séparent de Cabet, on ne me déplaça pas. Jusqu’à sa deuxième tentative de délation Cabet jouit de l’impunité du fou du roi.
Ceci constitue une grossière ébauche du complexe de domination mis au point par Cabet, qu’il nomma avec fierté devant un autre détenu sa « mafia Krümmede». Pour la construire, il a surtout profité du besoin qu’avait la direction de la prison d’informateurs chez les détenus à l’infirmerie. Cabet est un pauvre homme qui en a bavé. Malgré tout. Les véritables crapules portent des uniformes.

Prison Krümmede, Bochum
Des lycéens frustrés se transforment en tueurs
Les fonctionnaires des commandos d’intervention mobiles (MEK) ne plaisantent pas. Leur allure parfois décontractée est trompeuse. Le pistolet, simplement passé dans la ceinture du pantalon à la hauteur du pli des fesses ne prouve pas qu’on a acquis une certaine distance à l’arme, bien au contraire. Le jean n’est pas le véritable look du membre des MEK. L’uniforme de combat lui sied mieux. Regardez un peu les spécialistes du MEK de Rhénanie-Nord -Westphalie en tenue de combat. Le treillis, vous pouvez supporter, vous le connaissez si vous avez fait votre service dans la Bundeswehr : vous rêviez sûrement de crapahuter dans la boue en treillis, la tenue de travail officielle, plutôt que dans la tenue de combat en grosse laine rêche. Avec les bottes de combat lacées haut, c’est déjà plus difficile. Les armes ? Vous vous y êtes déjà habitués. La seule chose qui détonne, c’est le poignard, plus proche du couteau de chasse que du stylet de combat rapproché. Un jour j’ai été transporté en ambulance, accroupi entre les jambes d’un colosse champion de combat rapproché. J’avais un problème cardio-vasculaire et ne percevais qu’une partie de la conversation entre le membre du MEK et l’infirmier qui nous accompagnait. Il faisait partie de la section de protection du Ministre de l’Intérieur de Rhénanie-Nord-Westphalie. Il avait interrompu ses études secondaires. S’était affirmé dans le karaté. Avait fait l’école de la police par crainte du chômage. Puis des cours optionnels sous la direction de psychologues : tests de réactivité, sport de compétition, stages de motivation, exercices d’agression ciblée. Une formation comparable à celle des grands réseaux de dealers d'héroïne : une préparation au meurtre. Possible qu’il en ait rajouté devant les infirmiers. En tout cas ce qu’il disait de son quotidien était crédible. Une existence d’ombre du ministre, parfois en uniforme dans des escortes et des manifestations de grand style, la plupart du temps habillé comme un civil de la classe moyenne, mais aussi le look col bleu. En dehors de cela, seul toute la journée avec son équipe : ping-pong, sprints, musculation. J’écoutais autant que je pouvais. Vers la fin du voyage de Düsseldorf à Bochum ou Cologne c’est devenu plus difficile. L’homme du MEK commença à parler de ses interventions. Il n’y en avait pas eu beaucoup, et il n’y avait pas eu de morts. Mais quand même. Tout tournait autour d’un problème : le membre du MEK n’avait pas le droit - contrairement à ce qui était de mise pendant sa formation - d’utiliser les mains, les talons de botte, si nécessaire le couteau en cas de combat rapproché. Les « neuf millimètres» passaient au premier plan. Un jour, suivant strictement les consignes, il avait au cours d’un transport spécial tiré sur un prisonnier blessé qui faisait du ramdam. « Parce que, quand ils pètent un plomb, ces types deviennent forts comme des Turcs. » Et ce disant il me regardait d’un air éloquent, moi, entre ses genoux, pitoyable avec mes problèmes cardio-vasculaires, de surcroît les deux mains liées. Je rassemblai toute mon énergie et lui demandai pourquoi, dans ce cas, il continuait à arborer son couteau de chasse. Est-ce que cela avait un rapport avec le nom du Ministre de l’Intérieur ? [Burkhard Hirsch, "Cerf", couteau de chasse se dit Hirschfänger, "chasseur de cerfs", NdT] J’eus la paix jusqu’à la fin du transport.
Pour le reste je fus perdant contre les MEK. Début août 1975 on diagnostiqua chez moi une perforation gastrique ou une occlusion intestinale et on me transféra de la prison d’Ossendorf dans une clinique de Cologne. Bechtel, le médecin de la prison, avait obtenu - une mesure de bon sens - de me faire admettre à l’hôpital où j’avais déjà été soigné. Le transport fut épique. Tard le soir, un gigantesque convoi quitta la prison d’Ossendorf à destination de Cologne-Holweide. Le même scénario se reproduisit en octobre, et je ne sais plus bien si le traitement particulier qui me fut infligé durant le transport date d’octobre ou d’août.
La «sécurité de contact rapprochée» - j’ai saisi cette phrase du commandant de l’opération - a été confiée à un groupe du SEK (commando d’intervention spéciale) de Cologne. Leur compétence commençait dès le corridor du quartier de transfert de la prison d’Ossendorf. Sous les yeux du commandant de l’opération, les gens du SEK me déposèrent sur la civière et me ligotèrent les mains et les cuisses. Les genoux, que j’avais repliés pour atténuer mes épouvantables douleurs furent plaqués et attachés. Je demandais au médecin de la prison, qui était présent à cette procédure, s’il pouvait répondre au plan médical des insupportables douleurs supplémentaires qu’on m’infligeait ainsi. Bechtel rit et haussa les épaules. Cynisme ou simple impuissance ? C’est donc ainsi qu’on m’embarqua dans l’ambulance du SAMU des Samaritains ouvriers. Pendant le trajet les douleurs s’accrurent de manière intolérable. Je me redressai et parvins tout de même à replier les genoux. Là-dessus les deux membres du SEK qui m’accompagnaient se penchèrent sur moi, le visage impassible, extrêmement secs et distants. Ils firent décrire une cercle à leurs pistolets-mitrailleurs Heckler et Koch, posément et presque lentement, et appuyèrent les canons contre mon ventre. Puis ils rabaissèrent mes genoux. Pendant toute la manœuvre, ils ne dirent pas un mot. Aucune trace de sadisme. Les policiers semblèrent exécuter des instructions très strictes, avec précision, de manière réfléchie, sans aucune émotion. Dans l’ambulance se trouvait aussi un membre des Samaritains ouvriers. Je lui jetai un regard en coin, lorsque la douleur me fit tourner la tête. Il me regardait, hébété et muet. Ce fut une véritable libération d’être déchargé devant l’hôpital. J’entendis encore de loin le commandant de l’opération crier qu’il représentait le préfet de police, qu'il amenait un condamné à perpétuité pour avoir assassiné un de ses collègues, qu’il fallait faire sortir tout le monde du foyer, qu’il allait pourvoir à des mesures de sécurité supplémentaires. Lors de cette opération j’ai été gravement lésé. Lorsque les humiliations et les outrages dépassent une certaine limite, toutes les personnes impliquées sont en danger. Ces offenses s’impriment profondément dans la mémoire, et leur souvenir peut mettre longtemps avant d’être surmonté.
C’est avec les membres du MEK de Bochum que j’ai eu les relations les plus durables. Après mon opération des intestins (le 6 août 1975) je passai huit jours au service de soins intensifs de la clinique de traumatologie à Bochum. Ma situation était désespérée. Mes réserves vitales étaient épuisées. Je traversai la phase de réveil après l’anesthésie dans un état typique de dédoublement de la personnalité : un sujet biologiquement presque anéanti, mais psychiquement hypersensible. Mon premier lambeau de perception fut banal: deux jeunes hommes en civil tournaient autour de moi, mitraillettes au poing. Cet événement me préoccupa longtemps. Je regardai autour de mon lit et fis le point sur ma situation : sonde gastrique, sonde vésicale et cathéter sus-claviculaire - on m’avait opéré et donc j’étais encore en vie. Les appareils qui m’entouraient indiquaient que j’étais en réa. En revanche il fallait prendre en compte que des hommes armés s’y promenaient comme dans la rue, sans blouses blanches ni chaussons. Je m’épuisai à venir à bout de cette contradiction. Elle ne fut résolue que lorsque je me référai progressivement au monde que je voyais par la fenêtre : le bâtiment voisin, placé à l’oblique, un arbre, une rangée d’arrière-cours, pas de murs me séparant du reste du monde. Du personnel médical entrait et sortait. Impossible de communiquer avec eux, ils ne voyaient que le déchet humain inconscient. Ils ne percevaient pas l’autre moi, accroupi sur le plancher.
Plus tard je réintégrai mon enveloppe corporelle. Pour assurer ce processus, je fis des mouvements de tête rythmés. J’étais revenu, je voulais qu’on s’en avise. J’avais oublié ma première expérience, menaçante, de la réalité. Les membres du MEK qui montaient la garde à l’entrée me le firent payer. Ils virent que je me réveillais, la pièce s’emplit de civils armés. L’un d’eux se pencha sur moi et demanda : « Pourquoi avez-vous tiré ? » Je lui répondis qu’il devait demander à quelqu’un d’autre, à la PJ par exemple, mais moi, j’avais besoin de calme. La scène se faisait de plus en plus animée et kaléidoscopique. Des MEK et des membres de la police politique dans toutes les positions imaginables alternaient avec du personnel médical. Puis vint une deuxième tentative d’interrogatoire, annoncée par un arrêt du brouhaha. « Vous savez, nous avons dû renforcer votre surveillance. Nous avons surpris une conversation téléphonique à Flensburg, un groupe clandestin veut vous liquider. Vous en savez trop. Pourquoi avez-vous tiré ? » De plus en plus de visages se penchaient sur moi, tendant l’oreille cette fois, mais inexpressifs.
Ce cynisme me paralysa et je sombrai dans un puits sans fond. Un instant après je repris mon processus de dédoublement de la personnalité entre enveloppe corporelle et sujet pensant, mais cette fois de manière active ; je ne voulais plus vivre. Je m’assis sur le perroquet qui portait la perfusion et commençai à réfléchir : comment faire ? Comment arracher en même temps la sonde gastrique, les drains, et la perfusion et me jeter par la fenêtre ? Je mesurai la distance jusqu’aux fenêtres. Seule celle qui était à ma gauche entrait en ligne de compte, les deux en face donnaient sur un toit plat en carton ondulé placé un peu plus bas. Ces réflexions étaient oiseuses. Je ne pouvais que lever un peu la tête, remuer les orteils et les articulations du pied. Toutes les tentatives d’aller au-delà restèrent vaines, j’étais encore incapable de bouger. C’est alors qu’une femme entra et se mit à nettoyer le cathéter de la perfusion. Je lui dis de travailler avec précaution, j’avais vu un jour un collègue provoquer une embolie pulmonaire fatale en nettoyant un cathéter sans précaution.
Ce retour brutal du désir de vivre restera pour toujours dans ma mémoire. Tout comme le petit geste de la kiné qui le lendemain, ayant sans doute remarqué que je vivais dans une terreur permanente, me caressa la joue. Nous ne voulons pas laisser s'enfuir la vie dans notre lutte pour une société plus humaine.
Tout ce que je raconte s’est vraiment passé, seule la chronologie est incertaine. Mon avocat vint me voir. Après de longs pourparlers, il put s’entretenir avec moi en laissant la porte ouverte. Je lui racontai la tentative d’interrogatoire. La légende de la conversation téléphonique entendue à Flensburg a été expressément confirmée par le chef de la police politique à Bochum, alors que le procureur de la République la démentait. Le MEK et la police politique de Bochum avaient de leur propre chef espéré tirer profit de ma phase de réveil. Ils avaient provoqué mon effondrement pour se parer de révélations qu’ils auraient obtenues. Quelles inventions n’auraient-ils pas répandues, si je m’étais réellement jeté par la fenêtre ?
Je fus le témoin des conversations des MEK durant les nuits suivantes. Les civils parlaient de leurs voyages de vacances et de leurs carrières. C’étaient des quasi-bacheliers qui s’entraînaient à poursuivre au moyen de cours renforcés, d'épreuves spéciales et de gratifications exceptionnelles leur ascension interrompue vers la classe moyenne. Leur recrutement vise à en faire des robots. On cherche à détruire l’inhibition du meurtre intrinsèque à l’être humain grâce à un arsenal très varié de sélections par la performance et de robotisation du comportement social. On ne leur fournit pas une idée de l’ennemi à connotation idéologico-politique. La direction de la police n’estime plus justifiées certaines idéologisations de l’objet à détruire, du sous-homme terroriste. Or cette formation apolitique est extrêmement politisée. Celui qui veut accéder à ces unités spéciales mieux payées et plus intéressantes doit être plus enragé et tirer plus vite que ses collègues. Cela suffit. Les 50 morts dans des perquisitions au cours des deux dernières années ont pavé le chemin de cette ascension. Les MEK sont des tueurs labiles, à l'avant-garde du système dominant, sans barrières véritablement définies, comme il y en a encore dans le modèle allemand actuel en raison de sa tendance à l’autolimitation. Nous sommes en présence d’une bombe à retardement. Les MEK ne connaissent aucune limitation d’aucune espèce à leur dynamique de violence. L’État les fabrique sous forme de hors-la-loi sociaux. Il est tout à fait imaginable qu’ils passent bientôt à une violence criminelle, en se libérant de ce « carcan de l’État de droit » qui leur impose encore des limites. Les interactions fines entre les concessions sociopolitiques accordées aux masses et l’extermination ciblée de minorités révolutionnaires, caractéristiques du pouvoir étatique social-démocrate actuel, pourraient bien s’effondrer. Car les MEK ainsi que la police politique secrète sont depuis longtemps de puissants moteurs de la renazification de l'intérieur. 

"Continuer à travailler au modèle Allemagne" : affiche électorale de la SPD, 1976
"Pour le Modèle Allemagne" fut le slogan avec lequel le Parti social-démocrate (SPD) d'Helmut Schmidt gagna les élections de 1976, formant ensuite un gouvernement avec les libéraux du FDP. Cette législature fut marquée par le combat contre le terrorisme, qui donna lieu à des dérives graves. Pour la gauche européenne, le "Modèle Allemagne" devint synonyme de répression, contrôle et mépris des droits humains. Ci-dessus, une des affiches de la campagne électorale de 1976 : "Continuer à travailler au Modèle Allemagne".
[Note de l'éditeur]

Je n’oublierai jamais les voyages de vacances racontés par les « freaks» de la police qui avec leurs jeans nous imitent si bien dans l'apparence extérieure. L’un d’entre eux avait passé quinze jours à Paris. Mais qu’avait-il vu de cette ville ? Des réceptions à la préfecture de police, des manifestations et déjeuners dans des casinos pour policiers. Quelques visites dans des casernes de CRS en province. Rien d’autre. Paris et la France s’étaient figés en une vague mécanique policière, emplie de comparaisons entre les possibilités de carrière de part et d’autre du Rhin. Un autre a parlé d’un bref séjour sur la Costa Brava. Lui non plus ne tarissait pas de remarques sur la Guardia Civil. De Barcelone, il ne connaissait rien d’autre que ce que ses collègues espagnols lui avaient conté de leur préparation aux troubles qui avait suivi la mort de Franco. En-dehors de cela il n’avait littéralement pas vécu. Il n’avait fait quede l’autoroute. Il ne parlait que de la paresse et de l’entêtement des ouvriers dans les garages français, parce qu’il avait eu des ennuis avec sa voiture. Ses vacances n’avaient apporté aucune bouffée d’air frais dans le processus de désintégration sociale et de canalisation de son agressivité au service de l’État. Voilà de quoi discutaient toute la nuit ces machines incarnant la violence étatique. Des monologues qui alternaient chaque quart d'heure.

Des flocons de neige imaginaires
Avez-vous déjà souffert de troubles du sommeil ? En cas contraire, vous devriez tout de même vous soucier que ceux qui en torturent d’autres en les privant de sommeil, ne restent pas totalement impunis. Et il y en a beaucoup. Je pense à ceux, au cœur de l’État de droit, mettent en œuvre des sanctions pénales aggravées.
Durant diverses phases de ma détention, j’ai fait connaissance avec les tempêtes de neige imaginaires. Je vais parler de la plus longue et de la plus dévastatrice, qui a duré onze mois. Lorsqu’en août 1976 je fus définitivement transféré à l’infirmerie de la prison de Bochum, des électriciens étaient justement occupés à installer deux projecteurs supplémentaires en face de ma cellule. Les lampes étaient dirigées droit sur la fenêtre de celle-ci, à cinq mètres environ, et à la hauteur du troisième étage, où se trouve la cellule pour terroristes 3/38. Elles flanquaient ma cellule, faisaient 500 watts chacune, étaient séparées de quelques mètres. Tard dans la soirée du 1er   août, j’en bénéficiai pour la première fois. Trois projecteurs - le troisième, plus éloigné, était déjà installé en face, sur le mur du bâtiment administratif - illuminèrent ma cellule a giorno. Au début je n’avais rien contre. Car jusqu’ici on éteignait les lumières à 22 heures. À partir du mois d’août, je pus lire sans interruption. Grâce aux projecteurs, il faisait grand jour en permanence dans ma cellule.
Au bout de deux ou trois jours l’euphorie s’était dissipée. Quand je m’aperçus que je ne pouvais pas dormir sous la lumière des projecteurs, je m’habituai à lire jusqu'au matin. J’étais tiré du sommeil qui suivait à six heures tapantes, car la journée carcérale commençait, et ce sommeil se fit de plus en plus superficiel. Au bout d’une semaine, ce n’était plus qu’une somnolence apathique avec de très courtes pointes de sommeil, littéralement quelques minutes. Je perdis la capacité de me concentrer et donc l’envie de lire la nuit. Une angoissante perte de repères s’instaura. Je perdis le sens du temps et de l’espace. Quand les surveillants utilisaient l’interphone, le son creux de leur voix me rendait inquiet. Je devins instable, incapable de lire longtemps, de fixer mes pensées et de les noter. Quand je recevais des visites, il me fallait un certain temps pour m’habituer à la situation. Pendant un certain temps, on me donna des somnifères. Ils perdirent vite leur efficacité. Le médecin du service me proposa de suspendre tout simplement une couverture devant la fenêtre ; le résultat fut mauvais, l’obscurité soudaine dans ma cellule me fit encore plus peur, me tint éveillé et me donna l’illusion que les 20 m3 de la cellule fondaient sur mon corps. En outre les surveillants qui faisaient la nuit me criaient d’enlever la couverture. Fin août je vis les premières tempêtes de neige. Des fils blancs qui passaient de haut en bas, dans les espaces libres des doubles barreaux de ma lucarne. On aurait dit un film quand la bande se déchire. Peu à peu les fils s’aggloméraient. Ils se transformaient en taches dansantes, dont les mouvements ralentissaient peu à peu.
Je ne voulais pas voir tout cela. Je me cramponnai au grillage et observai l’extérieur. Les contours du mur, du toit qui s’inclinait au-dessus, de la cour des transferts et du bâtiment administratif qui se trouvait derrière s’étaient estompés. On avait l’impression de regarder à travers un verre dépoli. Je passai la main à travers les barreaux. Était-ce bien une grille supplémentaire ou l’avait-on remplacée, comme à Ossendorf, par une moustiquaire qui produit le même effet quand on regarde à travers ? Non, tout était comme avant. Plus je regardais attentivement, et plus ce que je voyais s’estompait et se faisait statique. Si je cessais de me concentrer, la vitre dépolie se dissolvait en taches isolées et recommençait à bouger.
Cela devint dangereux quand la tempête de neige entra dans ma cellule. Je fermai les yeux et me mis à chanter. Les yeux fermés je marchai de long en large dans la cellule, quatre pas dans un sens, quatre dans l’autre. Je chantai tout mon répertoire. Puis je me mis à parler avec moi-même. Des dialogues fictifs à une personne, où les partenaires utilisaient deux langues étrangères différentes. Moi-même devins ces deux personnes. Les exercices de concentration que j’avais entre-temps terminés, glissaient à l’hallucination. Ayant perdu tout sens du temps et poussé par la nécessité de le cacher aux verts et aux blancs [surveillants et personnels médical, NdT], je me ramenais à la réalité. Ces luttes duraient parfois des jours entiers. Finalement j’inversai le rythme circadien. Je travaillais et lisais la nuit, le jour je somnolais, avec de temps en temps deux phases brèves de sommeil, vers 9 heures et 17 heures. Je commençai à trouver un modus vivendi avec la privation de sommeil. Je m’abandonnai sans résister aux illusions d’optique. Les combats avec les hallucinations qui s’ensuivirent furent très durs. Je cédai quelques pouces de terrain, m’y habituai, pour ensuite les discipliner et les éliminer. Ce fut une lutte contre la folie. La ligne de crête que je suivais était souvent très étroite. J’avais une maladie chronique, des problèmes circulatoires. Je brûlai mes dernières réserves pour éviter ce que la privation de sommeil visait : faire du délinquant condamné d’avance un fou nécessitant un traitement psychiatrique. Je pus interdire aux surveillants médicaux d’entrer dans ma cellule - ils avaient violé de façon flagrante mes droits de prisonnier en détention préventive en empêchant une expertise médicale relative à une contre-indication de placement en détention et en me déclarant pour un temps pratiquement illimité en état de comparaître- - ce qui m’aida fortement. Je ne reçus plus qu’un médecin agréé extérieur pour la visite du matin. Le matin j’étais relativement en forme. En outre je pouvais compter sur le fait que ce médecin n'éprouvait aucun intérêt particulier à informer la police politique sur de nouveaux possibles points faibles sur lesquels m'attaquer.
Je n’ai pas été le seul pour qui les projecteurs firent de Bochum un enfer. À l’automne 76, alors que j’étais encore à l’isolement, Guillaume [Günter Guillaume, conseiller personnel du chancelier Willy Brandt, condamné en 1975 à 13 ans de prison pour espionnage au profit de la RDA, NdT]  passa devant moi en se rendant au laboratoire. Nous échangeâmes quelques mots, comme à Ossendorf, avant d’être poussés plus loin par les matons. Guillaume  avait un besoin urgent de soins médicaux. Il était à deux cellules de la cellule pour terroristes 3/38, les cellules directement voisines sont toujours vides. Les projecteurs l’empêchaient de dormir lui aussi. Voyant que ses plaintes restaient sans effet, il obtint d’être renvoyé à la prison de Rheinbach. Il n’avait passé que quelques jours à Bochum. Par la suite il refusa tout traitement médical.
Quelques semaines après, la 3/36 fut à nouveau occupée. C’était un prisonnier en détention préventive, qui avait été incarcéré peu de temps avant. Je l’entendis la deuxième ou troisième nuit. Il avait apparemment traversé très rapidement la phase des illusions d’optique. Toute la nuit, il restait debout à la lucarne à secouer les barreaux. Dès que les deux surveillants passaient, il se mettait à hurler. Il croyait que c’était sa femme et son enfant. Il délirait quand il les voyait. Il se reprochait d’être incapable d’aller vers eux et de les prendre dans ses bras. Cela se reproduisit souvent, nuit après nuit. Finalement il fut pris d’un accès de panique aiguë. Il cassa tout dans sa cellule. Le commando de choc arriva, des coups claquèrent, des cris prolongés retentirent, une quelconque blouse blanche lui fit une piqûre. Quelques jours plus tard j’appris qu’il avait été transféré à la clinique psychiatrique d’Eickelborn. Un infirmier me dit laconiquement: « Schizophrénie, troubles neurologiques. » Comme je lui répliquai que ce n’était pas vrai, que la cause en était les projecteurs et la privation de sommeil, il sortit de la cellule et verrouilla la porte en riant aux éclats. Dehors, furieux, il dit à un collègue : « Voilà où nous en sommes, c’est nous qui rendons ces types malades. Cette racaille a toujours une case de vide, ils sont vicieux, asociaux, des minus. On devrait les liquider vite fait bien fait. » Quel médecin nazi avait enseigné le b a ba de la psychiatrisation à cet infirmier de prison ?
En février 1977 je déposai auprès du Parquet de Bochum une plainte contre le directeur de la prison et les personnels soignants. J’indiquai que j’avais informé les personnels soignants que la privation de sommeil entraînait une pathologie parfaitement connue. J’attends toujours la réponse du Parquet. Ce sujet semble donc absolument tabou. Surtout depuis la pratique s’en est répandue. Les projecteurs extérieurs ou la lumière laissée en permanence la nuit dans la cellule sont monnaie courante depuis le vote de la loi sur la détention à l'isolement ; selon des informations récentes cette pratique touche près de la moitié des détenus accusés de ou condamnés pour appartenance à une association de malfaiteurs. La privation de sommeil est même en partie appliquée sous surveillance médicale chez des prisonniers en bonne santé. Rolf Pohle par exemple a été enfermé plusieurs mois dans une « cellule pour aliénés » à l’infirmerie de la prison de Straubing, avant d’être transféré récemment à Munich en vue de son nouveau procès. Sa cellule était elle aussi illuminée jour et nuit. À cet acte barbare a contribué le médecin trop connu de la prison de Straubing, Last. Cette barbarie, à laquelle ont collaboré des « collègues » médecins, m’empêche encore de dormir, maintenant que je suis libre.
Les surveillants de prison
Entre mai 75 et juillet 77, j’ai connu trois prisons de Rhénanie-Nord-Westphalie: Köln-Ossendorf, Düsseldorf, et Bochum. J’ai été nécessairement   en contact avec un assez grand nombre de surveillants de prison. Les observations que j’ai pu faire recoupent largement les témoignages de codétenus sur la structure et le comportement sociaux des verts. Dans les curriculum vitae - naturellement très fragmentaires - du personnel carcéral des échelons inférieurs on retrouve d’étonnantes similitudes. Ce sont presque exclusivement d’anciens prolétaires. À la prison d’Ossendorf, près de la moitié des employés de grade inférieur sont d’anciens mineurs, à Düsseldorf la proportion devrait être un peu plus faible, c’est sans aucun doute à Bochum qu’elle est la plus élevée. Dans l’autre moitié on trouve un nombre surprenant d’émigrants de RDA.
Dans le détail on distingue trois générations. Les plus de 50 ans sont des victimes de la vague de rationalisation qui a débuté dans la Ruhr au à la fin des années 50 et s’est étendue dans les années 60 à la région d’Aix-Düren. Ils ne remplissaient pas les critères prévus par les plans sociaux pour la réorganisation de la main-d’œuvre. Lors des stages de reconversion ils ne suivaient pas bien. D’autres avaient tenté leur chance comme métallurgistes ou artisans dans de petites boîtes, surtout les menuisiers et les serruriers. Puis soit ces boîtes ont fait faillite, soit ils n’ont pas tenu les rythmes de travail imposés chez Opel Bochum, Demag et Thyssen. Ils se sont retrouvés au chômage. Les agences pour l’emploi, quand elles n’ont plus eu d’autre solution, les ont fourrés dans les programmes nationaux d’aide à l’emploi. Lors des réformes administratives des années 60, l’appareil d’État a été énormément gonflé. On a sélectionné sur le marché du travail les derniers restants encore capables de s’adapter : nouveaux examens, reconversions, tests. Beaucoup des mineurs restés sur le carreau ont atterri dans la pénitentiaire.
La génération des quadragénaires se compose à part égale d’émigrants de la RDA et d’ouvriers ouest-allemands victimes des rationalisations. Alors que le parcours des ex-mineurs ouest-allemands de cette génération recoupe largement celui des quinquagénaires, la chaîne de reconversion des ouvriers qui ont fui la RDA est encore plus longue. La plupart avaient franchi la frontière à la fin des années 50 et au début des années 60, quand les normes de production (TAN) en RDA s’étaient faites plus sévères, que le rythme imposé avait augmenté, et que les appareils syndicaux d’entreprise, jusqu’aux brigadiers inclus, s’étaient transformés, comme avant la révolte de 1953, en agences d’accroissement de la productivité. À l’Ouest ils retrouvèrent rapidement du travail : sur les chaînes. Ils constatèrent avec surprise qu’ils retrouvaient à l’Ouest tout ce qu’ils avaient fui, et que c'était là depuis longtemps, simplement un peu plus perfectionné. Un des surveillants me fit une démonstration de son travail, un poste avec travail des deux mains, correspondant de toute évidence aux normes MTM. « Vous n’obligerez jamais un ouvrier allemand à faire ça », me dit-il. : « C’est plutôt quelque chose pour les Turcs. J’ai changé de boulot. Une chance, j’avais des relations, vous savez, les associations de réfugiés.» S’en est suivie une reconversion dans la fonction publique. Après avoir échoué aux tests pour entrer dans la police, il a été pris dans la pénitentiairechronométreur.
Le troisième groupe, ce sont les trentenaires et au-dessous Un nombre impressionnant provient d’anciens emplois de bureau peu qualifiés, qu’on a virés ces dernières années. La reconversion dans des jobs de statut équivalent n’existe pratiquement plus, depuis que les programmeurs ont été eux aussi rationalisés. On fuit comme la peste les cours permettant d’acquérir des compétences manuelles. De bonnes conditions initiales pour entrer dans la fonction publique. Ils veulent se la couler douce, conserver un domaine d’activité clairement défini et surtout n’encourir aucune perte ni de revenu ni de statut. Ils sont moins ambitieux et moins brutaux avec les détenus que le deuxième gros contingent de cette classe d’âge, issus des engagés de la Bundeswehr et qui au lieu de finir comme chronométreur chez Opel ou comme commissaire de police a atterri dans la pénitentiaire, parce qu’il a raté un truc dans son examen de sous-off.
Les curriculum vitae de ces trois générations présentent donc de nettes différences. Pourtant les similitudes sont fortes. Presque tous épargnent pour s’acheter une maison. Dans les associations locales ils ont souvent un rôle de leaders : éleveurs de pigeons primés, organisations de bricoleurs, entraîneurs de jeunes dans les clubs sportifs, sociétés de tir et tables d’habitués [en Allemagne, les hommes se réunissent souvent pour boire, souvent de la bière, et discuter à jour fixe dans la semaine, et on réserve à cet effet une table dans une brasserie, NdT]. Les plus de 50 ans portent un regard sarcastique sur la réalité. Pour eux la partie est finie. Ils ont eu une vie de merde. Leur existence de maton leur répugne. Ils font leur job comme ils ont fait tous les autres. Eux-mêmes sont trop désintégrés pour pouvoir croire à une quelconque capacité de socialisation chez les détenus. Ils laissent le prisonnier tranquille pour que celui-ci fasse de même. Surtout ils haïssent la politique, car la politique est pourrie. Les prisonniers qui ont essayé de se colleter - selon eux sans aucun espoir de réussite - avec l’État policier et se sont fait emprisonner leur inspirent un énorme respect. Pour eux lil ne fait aucun doute que les terroristes sont des délinquants politiques. Ils croiraient se salir les mains en leur faisant du tort. Bien sûr on trouve quelques sadiques même chez les verts les plus âgés. Mais il s’agit essentiellement d’employés qui ont toujours porté l’uniforme depuis la période nazie.
Dans la tranche d’âge qui va de la fin de la trentaine à 50 ans on trouve une catégorie qui s’engage fortement en faveur des réformes du système pénitentiaire. Ceux-là veulent encore donner un sens à leur boulot, constater des succès quantifiables. Ils sont véritablement loyaux et soucieux d’efficacité : ils savent qu’ils auraient pu facilement se retrouver de l’autre côté de la barrière, si l’État ne leur état pas venu en aide avant le plongeon social définitif. C’est pourquoi ce sont les plus distants envers les prisonniers mais aussi ceux qui en font le plus pour leur « humanisation » : ils les répartissent en groupes restreints, les disciplinent par le sport et le travail, les divisent en catégories bien séparées recevant un traitement différent. Celui qui file droit, dépasse les normes de prouction exigées dans les ateliers de montage et ne se livre à aucune activité subversive peut s’en sortir : permissions, réduction de peine, groupes sportifs, siège au Conseil consultatif des prisonniers, régime de semi-liberté. Les rebelles et les râleurs sont isolés d’autant plus sévèrement dans des quartiers spéciaux et de plus en plus « ramenés au calme par voie médicamenteuse ».
Les plus grandes différences s’observent entre les jeunes. Le comportement des employés de bureau qui ont perdu leur job s’apparente plutôt à celui des plus de 50 ans. Les sous-officiers manqués en revanche constituent le noyau dur du régime pénitentiaire, c’est pour ainsi dire le contingent des quadras passés à l’exponentielle. Ce sont les ennemis naturels des prisonniers qui refusent de se soumettre. Ils s’estiment compétents pour s’occuper des trouble-fête et perturbateurs de tout ordre. Ils constituent le principal vivier pour tous les services spéciaux internes de la prison. Ils ont de l’avancement comme surveillants des nouveaux quartiers spéciaux. C’est dans leurs rangs que les QHS recrutent leurs cadres. La police politique s’en sert actuellement pour construire un appareil spécial placé sous son autorité directe pour contrôler les détenus politiques. Les ex-sous-officiers organisent les systèmes de délation interne de chaque taule et neutralisent les groupes de surveillants moins loyaux. Pour eux les prisons ne constituent pas une voie de garage, mais un tremplin pour leur ascension dans la bureaucratie d'État.
Être malade en prison
Je dois ma survie à mon métier de médecin - un pur hasard - et à une vaste campagne pour ma libération. Mais combien de prisonniers sont morts durant cette campagne : aussi incapables de supporter la prison, mais anonymes, sans soutien extérieur, souvent même sans aucun contact avec leurs parents les plus proches ? Je constate toujours avec effroi que mon vécu de patient détenu était un vécu ordinaire. Le service des maladies internes de la prison de Bochum n’a pas bonne réputation. Il se compose d’un grand quartier pénitentiaire, d’un bâtiment de plain-pied qui s’y rattache et qui abrite un laboratoire, les bains, le service de radiologie etc. et une petite section féminine. Les cours de promenade des hommes et des femmes sont séparées. Le complexe est tout entier situé ans l’enceinte de la prison Krümmede, une maison d’arrêt pour petits délinquants. L’infirmerie est presque toujours pleine : 80 hommes et 20 femmes.
Je n’ai connu personnellement que le vieux quartier des hommes, sur quatre étages. À la différence du service de chirurgie carcéral de Düsseldorf - un véritable hôpital, même en ce qui concerne le comportement du personnel - ce quartier est un vieux bagne prussien. Pas de monte-lits . Les balustrades sont si étroites qu’il est impossible de transférer un lit dans et hors des cellules. Celles-ci sont minuscules - 8 mà peine - et mal aérées. Les portes sont également trop étroites pour laisser passer un lit. Pour qui connaît les besoins et la configuration d’un hôpital pour grands malades, on comprend ce que cela signifie. Il est impossible de traiter une urgence, du reste il n’y a pas non plus de service de soins intensifs, pas même dans le bâtiment de plain-pied. Pour leur convalescence les détenus n’ont droit qu’à leur cellule.
Le personnel est à l'image de l’architecture des lieux. Les installations du bâtiment de plain-pied, en partie parfaitement équipées, emploient des assistantes qualifiées au plan médico-technique. Les possibilités de diagnostic sont donc correctes et une partie des médecins externes contractuels savent également en tirer profit. Cependant les soins médicaux indispensables s’arrêtent à la porte de ce bâtiment. Pour des raisons bien simples. Les exernes du service n’y passent en général que très peu de temps : les visites du matin. Le reste du temps, les malades sont pris en charge par deux médecins assez âgés qui, en tant qu’employés de l’administration pénitentiaire, s’occupent des écritures. Bien sûr ils maîtrisent la routine médicale : c’est l’un de ces deux spécialistes des maladies internes qui le soir du 6 août 1975 a enfin posé pour moi le diagnostic différentiel que j’avais établi moi-même. Quant à la médecine d’urgence, qui n’existe du reste que depuis 15 ans, ils n’y connaissent rien. L’architecture a donc avalisé un lien évident avec un certain analphabétisme médical.
Il n’y a donc pratiquement aucune prise en charge médicale entre 11 heures du matin et le lendemain huit heures en semaine, et le week-end rien du tout. À l’heure actuelle, le service est certes relié depuis peu aux urgences de l’hôpital de Bochum. Mais il faut un certain temps aux SAMU pour arriver ici ; en plus il faut des soignants à même de savoir quand il faut appeler; ce qui est rare à l’infirmerie de la prison de Bochum.
Ce que cela implique pour les prisonniers malades, je l’ai su plusieurs fois directement ou indirectement. Un codétenu, dans la cellule d’en face, a eu un jour une crise cardiaque. Il s’est écoulé un temps précieux avant qu’on abandonne les efforts infructueux pour faire entrer dans la cellule le matériel d’urgence nécessaire. Finalement on a traîné le codétenu sur une civière hors de sa cellule et on lui a fait descendre trois étages par des escaliers étroits. Il paraît qu’il est mort dans l’ambulance. Un autre codétenu, un étudiant, s’est pendu en juin 76 à un radiateur au quatrième étage. Une triste acrobatie. L’employé, en service normal, a mis un quart d’heure à arriver, alors que les factotums avaient donné l’alarme immédiatement. Il paraît qu’il vivait encore quand les efforts pour le sauver, tout à fait insuffisants, ont commencé.
Un autre codétenu a eu un arrêt cardiaque lors d’une crise d’asthme, également durant le service normal. Cette fois aussi les voisins de cellule et les factotums ont donné l’alarme. Les hommes de ménage ont fini par tenter de le réanimer à l’ancienne, comme on le faisait autrefois pour les noyés, quand le personnel médical enfin arrivé est resté désemparé face au problème. Ce codétenu doit la vie à un contractuel externe, qui se trouvait là par hasard car c’était l’heure des visites. Je déposai alors une requête demandant la permission d’apprendre aux factotums les techniques de réanimation. On n’a pas daigné me répondre.
D’une manière générale les seuls qui se préoccupent des détenus sont ces factotums, ceux qui font le ménage. Pour un salaire de trois DM par jour, ils font l’essentiel du travail. Avec trois religieuses âgées ils soignent les malades, changent les lits, font tant bien que mal un peu de rééducation dans les bains, nourrissent les prisonniers. Ils ne sont nullement formés pour cela. Pourtant, se trouvant en contact étroit avec les malades, ils sont les seuls à détecter les éventuelles variations des symptômes. Ils n’ont aucune qualification, mais leur solidarité, souvent rude et mutilée, en fait de bons observateurs. Ils m’ont parlé d’un jeune qui était arrivé, la peau toute jaune, et incapable de répondre aux questions. Il ne ressemblait pas aux autres « jaunes », les drogués atteints d’hépatite, qui arrivent d’habitude. Le médecin compétent avait levé leurs scrupules, c’était un jaune comme tous les autres. Quelques jours plus tard le jeune avait été transféré dans un hôpital ordinaire ; c’était trop tard. L’autopsie a révélé qu’il était mort d’une déchirure du foie. Un jeune codétenu nous apprit toute l’histoire : il avait été battu dans une prison pour mineurs, parce qu’il avait refusé une prise de sang, puis, de toute évidence déjà dans le coma, transféré à Bochum. Qui porte le deuil de ce jeune et des autres morts ? Quand les responsables seront-ils enfin mis face à leurs responsabilités ?
De telles erreurs de diagnostic peuvent se produire dans n’importe quel hôpital, c’est sûr. Mais dans le cas de Bochum elles semblent planifiées.Elles tiennent à la mentalité du personnel médical et des soignants sous leurs ordres, qui font leur jeu. Des médecins qui disent diriger la poubelle des prisons de Rhénanie- Nord-Westphalie (expression employée à mon adresse par le directeur) et qui pendant les visites se plaignent à haute et intelligible voix de la racaille qui a atterri chez eux pendant le week-end, ne peuvent pratiquer qu’une médecine de poubelle. Ils préfèrent vérifier que le détenu visité porte bien le pyjama réglementaire plutôt que s’inquiéter de son état de santé. Leurs patients sont des sous-hommes, dans le meilleur des cas des simulateurs. Ils ne se comportent pas envers eux en médecins, mais en éléments du processus pénitentiaire, en rouages de la punition. À Düsseldorf il en allait autrement. Le personnel médical était correct. Mais cela leur a valu les semonces de leur « justice ».
Laissons ces aspects dramatiques de la gestion de l’hôpital et passons au quotidien. Le personnel médical met un point d’honneur à faire rivaliser officiellement son établissement avec l’hôpital moyen hors des murs de la prison, et cela lui imprime sa marque. Le personnel médical de Bochum est renommé auprès des tribunaux et tristement célèbre chez les détenus pour ne jamais prononcer de contre-indication à l’internement, en raison de cette flatteuse opinion qu’il a de lui-même. J’ai connu des détenus qui avaient reçu une telle contre-indication dans d’autres infirmeries de prison, par exemple à Hohenasperg, et qui par suite d’une sorte de contre-expertise avaient été transférés à Bochum : ils y restèrent.
Le quotidien devint ainsi une horreur. Un codétenu avait fait une lourde chute à Wuppertal en raison de troubles circulatoires non soignés. Depuis il souffrait de maux de tête toujours plus violents, de migraines et de brusques pertes de connaissance. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. J’ai rarement vu quelqu’un souffrir autant. Un examen neurologique obtenu de haute lutte révéla qu’il s’agissait des séquelles d’une hémorragie intraméningée, pas assez importante toute fois pour justifier une intervention immédiate. Le détenu resta en prison.
 Un autre détenu, un bénéficiaire de l’aide sociale, avait été arrêté pour une fraude quelques semaines après une opération de la hanche et interné à l’hôpital carcéral. Il était encore incapable de bouger et nécessitait des soins post-opératoires qualifiés. Rien de tout cela n’était possible à Bochum. Il ne fut cependant pas libéré. Finalement le personnel médical perdit sa guéguerre juridique. Ils le firent payer à notre codétenu. Après sa libération, obtenue contre leur gré, ils l’accusèrent auprès des services sociaux d’avoir causé lui-même les complications liées en réalité à son emprisonnement. Sa liberté retrouvée se transforma en torture, car il risquait de perdre l’aide sociale, et ceci à un moment où il avait besoin d’être réopéré. La découverte de cette perfidie a été due à un simple hasard.
Un troisième codétenu, un Hollandais, avait été arrêté à la frontière pour contrebande de hasch.  Il fut emprisonné à Bochum, car il était en traitement après une récente opération d’une tumeur aux testicules. Quand l’ambassade de Hollande demanda son extradition vers la Hollande, pour qu’il puisse poursuivre sa radiothérapie au centre cancérologique d’Eindhoven, elle essuya un refus et sans aucune concertation avec l’hôpital néerlandais, le détenu reçut une série de rayons dans un hôpital de Bochum. Les conséquences furent désastreuses, peu après on assista à un véritable déferlement de métastases. Lorsque je découvris par palpation une métastase dans la poitrine de mon codétenu, je déclarai que j’en ferais état publiquement lors de mon procès à Cologne. Là-dessus le détenu fut extradé en toute hâte.


Siegwardt Puerrhus, Automne allemand 4
Collage 29,5 x 42, 1972


Des stigmates du passé
Au printemps 1977 une canalisation se rompit à l’hôpital carcéral de Bochum. Une équipe d’ouvriers du bâtiment employés par la prison débarqua pour dégager la partie endommagée et changer la canalisation. Ils creusèrent tout autour de l’hôpital. De toute évidence les plans de ce quartier, construit un siècle plus tôt, à l’époque du grand boom industriel de la Ruhr, avaient disparu. Dans attente d’un transport à mon procès, et surtout pour faire une mauvaise plaisanterie, je laissai tomber dans le vestiaire que s’ils continuaient à creuser, ils allaient finir par découvrir la cave d’exécution et les squelettes de l’époque nazie. Je ne pensais pas être si proche de la vérité. Un employé de la sécurité me demanda : « Comment savez-vous ça ? » Mon attention s’éveilla et je fis des recherches - dans la mesure du possible. Résultat : dans le quartier principal de la prison, un bâtiment en étoile sans liaison de surface avec le bâtiment de l’infirmerie, il y a une grande cave qui a servi de chambre d’exécution sous le nazisme. Un couloir souterrain menait, paraît-il, à l’infirmerie. Quelques pistes indiquent que sous le nazisme, dans le cadre de l’action Heyde, des « vies sans valeur » aient été transférées aussi à la prison de Bochum et anéantiessous la direction de médecins. Deux codétenus me racontèrent qu’à la fin des années 60, les derniers dossiers datant de l’époque nazie avaient été détruits. L’un d’eux avait directement participé au commando qui en était chargé, l’autre en avait entendu parler par des détenus qui en faisaient partie. Celui qui y avait participé se souvenait d’avoir lu une statistique de mortalité. Tous les prisonniers portés sur la liste étaient arrivés une semaine exactement auparavant à Bochum et avaient succombé à « un problème cardio-vasculaire.» Est-ce qu’il fallait aux médecins nazis de Bochum, qui avaient fourni le Commissaire général à la Santé, Brandt, un ministre de la Justice social-démocrate [Diether Posser, 1922-2010, NdT] pour oser effacer les dernières traces du passé ?

Libre ! KH Roth après son procès
Survivre à l’isolement
Je doute plus que jamais que cela puisse être possible au-delà d’un certain temps. Je voudrais d’abord dire clairement ce qu’est l’isolement : une existence végétative dans une cellule séparée du fonctionnement normal de la prison et l’exclusion de toute subculture carcérale. C’est ce que vise la liste établie par le juge d’instruction lors du placement en « isolement renforcé » : on est seul en promenade, les cellules voisines sont vides, on est exclu de toutes formes de réunion, le courrier et les visites sont limités au maximum et extrêmement filtrés. S’y ajoute la privation de toutes les possibilités de contact avec l’extérieur qui pourraient apporter un allègement au moins temporaire, la radio, les journaux, les livres. Dans ces conditions le renforcement des mesures de surveillance : observation permanente à travers le judas, mise sur écoute via l’interphone, perquisitions régulières dans la cellule, troubles du sommeil en raison des contrôles nocturnes et de la lumière, moustiquaire à la lucarne grillagée, fouille complète et changement de vêtements avant et après chaque visite, a des conséquences dévastatrices. La suppression des derniers contacts et stimuli sensoriels est remplacée de manière délibérée par le contact exclusif avec les organes du pouvoir d’État, technologiques ou humains. Un pareil traitement détruit tôt ou tard un être humain. Certes, à ce jour il n’a été que très rarement appliqué en RFA jusqu’à son point ultime. Les caractéristiques en sont plutôt jusqu’ici un va-et-vient entre l’isolement véritable et tous les stades intermédiaires imaginables jusqu’à la vie carcérale normale. Mais la perfidie, c’est justement que les autorités pénitentiaires en aient fait une véritable science à partir de ce qu’elles ont découvert en s’appuyant sur les longues années où ils ont alterné agressions destructrices et concessions partielles : ils couplent la prise de pouvoir sur les corps avec certaines permissions en fonction de la « situation médiatique ». À l’exception des visites de l’avocat, qui désormais s’effectuent à travers une vitre, une pratique qui entre dans le cadre général de la torture, les prisonniers sont complètement coupés de l’extérieurpendant les trois ou quatre premiers mois. Durant ce temps la police politiquemanipule de manière ciblée les derniers souvenirs du délinquant, pour accélérer sa chute dans un puits sans fond. Dans mon cas, la police lançait par exemple durant les premiers jours de fausses nouvelles de décès, prétendait qu’une amie était ma compagne, alors que la véritable compagne était interdite de visite pour une durée indéterminée et utilisait mes parents lors de leur première visite pour m’imposer un interrogatoire indirect.
L’isolement a donc pour fonction de détruire l’identité des délinquants condamnés d’avance, de rongerleur cerveau, de transformer leur corps en une infime parcelle, dépourvue de volonté propre,de la toute-puissance du pouvoir d’État, vécue comme illimitée.
C’est seulement après que commencent les interrogatoires systématiques. Ce fut le cas pour moi, et d’après ce qu’on m’a dit, celui de la plupart des prisonniers qui relèvent de la compétence de la police politique et sont accusés d’appartenance à une association de malfaiteurs. 
Par hasard la police en use tout autrement envers de supposés agents doubles contre lesquels elle joue, immédiatement après leur arrestation, sur tous les registres dont elle dispose. Le Parquet se base sur des psychogrammes de criminels correspondant presque à coup sûr à la réalité et les soumet à des pratiques carcérales et d’interrogatoire correspondant à des critères théoriquement optimaux de destruction de la personnalité. Le succès est parfois tel que des traîtres qui n’avaient rien à trahir passent du côté des enquêteurs. Les repentis que nous avons connus par le passé étaient des produits de leurs conditions de détention, complètement traumatisés. Les chasseurs ont été doublés par leurs proies ; ils n’ont dû qu'au formatage des médias de ne pas faire eux-mêmes la culbute.


Tract de la campagne pour la libération de Roland Otto et KH Roth

Mais depuis que l’expérience destructrice réalisée avec Ulrike Meinhof a été révélée, les tortures silencieuses ne peuvent plus se poursuivre de manière sans faille jusque dans les couloirs des emmurés vivants. La police politiquedoit tôt ou tard, même en traînant beaucoup les pieds, rouvrir quelques fenêtres : visites, courrier, livres, occupations intellectuelles. Sans aucun doute elle utilise la moindre occasion pour supprimer ces répits. Tous ceux qui ont surmonté la première phase de l’isolement apprennent à utiliser ces pores pour étouffer la police politique sous sa propre soif d'informations.
Telle était la situation jusqu’à l’été 1977. L’arme de l’isolement était érodée dans la plupart des cas. Les campagnes lancées en faveur de quelques détenus après l’effondrement des Secours rouges  traditionnels et la crise des Comités contre la torture ont eu une efficacité prodigieuse. Les détenus n’étaient plus désormais considérés seulement comme de combattants héroïques, mais comme des êtres humains concrets avec leurs forces, leurs faiblesses et leurs contradictions. Il devint possible de laisser parler les faits. Les clichés et slogans qui jusqu’ici défiguraient la prison avec toutes ses zones grises, ses pores et ses dégradés, étaient désormais superflus. On attacha de l’importance à rectifier soi-même les informations qui s’avéraient fausses et d’ôter aux médias ce petit grain de vérité, sans lequel toute leur démagogie s’effondre.
Mais ces pores qui ont dissous l’isolement valent-ils vraiment tous les efforts qu’ils ont coûtés ? J’en suis absolument convaincu. Toute la force de la résistance est indissolublement liée à la question de savoir si elle est en mesure de conquérir une alternative à l’isolement qui ne soit pas contrôlée par la police politique. Sans la campagne de soutien qui avait précédé, Roland Otto et moi-même n’aurions pas pu nous affronter au procès avec la lucidité et la précision indispensables pour nous défendre avec efficacité. Moi, en tout cas, j’aurais été incapable de contrôler les séquelles de l’isolement. Des prisonniers qui sont vraiment restés à l’isolement jusqu’à leur procès ne sont souvent plus capables de produirepour leur défense que des notions abstraites et des déclarations d’ordre général. Le fossé qui les sépare d’une orientationpolitique concrète de la stratégie judiciaire à adopter, qui n'est jamais généralisable, devient infranchissable. L’isolement est donc une méthode de torture perfide parce qu’elle détruit l’individu sans bruit, sans drame et sans traces extérieures démontrables ou bien réduit les dernières ressources vitales du détenu à des déclarations anti-impérialistes d’ordre général, dans lesquelles on ne retrouve pas le sujet - en voie d’extinction- avec son histoire sociale concrète. Mais c’est exactement ce que la détention à l’isolement vise depuis Buback : ou l’on se soumet sans retenue et l’on trahit, ou le prisonnier à l’isolement s’adapte, victime d’une violence bestiale, à la caricature manipulatrice qu’on offre de lui au grand public : celle du terroriste abstrait, du coureur d’amok. Le but de l’isolement, c’est de tuer de manière inconditionnelle toute solidarité. Les gens de gauche, nous tous qui avons de manière tonitruante pris nos distances [par rapport aux accusés de la Fraction Armée Rouge, NdT], ces dernières années, lors des procès de Stammheim et de Düsseldorf, devons enfin comprendre que par notre comportement nous avons légitimé a posteriori les formes de torture aujourd’hui socialement acceptables. N’était-ce pas Buback qui peu avant sa mort déclarait que lorsqu'on voulait tuer la solidarité la fin justifiait toujours les moyens ?
 Les photos de KH Roth ont été aimablement fournies par Günter Zint, PAN-Archiv

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