Rabha
Attaf, grand reporter, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient s'est
immergée dans le formidable mouvement de 2011 qu'elle a restitué, au fil
des semaines et des mois, dans un ouvrage intitulé « Place Tahrir, une révolution inachevée » (éditions workshop19, Tunis).
Un récit unique de la première phase de la révolution égyptienne en
cours, qui va du 25 janvier 2011 à l'élection présidentielle de juin
2012, « conclue, provisoirement, par la mise en place d'une
cohabitation instable entre le président élu, le Frère Musulman Mohamed
Morsi, et le Conseil Suprême des Forces armées (CSFA) », avait-elle précisé. Une instabilité qui s'est vérifiée aujourd'hui. Entretien.
Propos recueillis par Patricia MAILLE-CAIRE
Rabha Attaf grand reporter et auteure de l'ouvrage "Place Tahrir, une révolution inachevée", éditions workshop19 (PHOTO D.R.) |
Rabha
Attaf entre la chute de Hosni Moubarak en février 2011 et l'élection de
Mohamed Morsi, 16 mois plus tard, l’Égypte était dirigée par le Conseil
Suprême des Forces armées. Au printemps 2012, le peuple scandait
alors : « A bas le régime militaire » et aujourd'hui « L'armée et le peuple », s'agit-il d'une contre-révolution ?
Nous
venons tout simplement d'assister à un coup d’État militaire. Le
Conseil Suprême des Forces armées a profité du vaste mouvement de
contestation pour destituer le président Mohamed Morsi qui,
rappelons-le, était le premier président civil élu de l'histoire
égyptienne. Il faut préciser que le Conseil militaire a toujours gardé
la main haute sur la vie politique depuis la chute de Moubarak, le 11
février 2011. Après avoir fait voter des amendements à la constitution
permettant à l'armée de conserver ses prérogatives et privilèges, il a
mis en place un calendrier électoral, des élections législatives suivies
de l'élection présidentielle, toutes deux remportées par le Parti pour
la Liberté et la Justice (Frères Musulmans) dont est issu le président
Morsi. Dans le même temps, l'armée a réprimé violemment les
manifestations qui se sont poursuivies au Caire, à Alexandrie et dans
les principales villes de l'estuaire du Nil (Port Saïd, Suez,
Mansouria), sans oublier Mahala El-Kubra (la ville des filatures). Et ce
jusqu'en ce début d'année 2013. Le comble, c'est que la dernière
constitution en date, votée en décembre 2012 par une assemblée
constitutionnelle dominée par les partis islamistes, maintenait les
prérogatives des militaires. Ce qui leur a permis aujourd'hui de faire
leur coup de force et de dissoudre cette constitution !
Depuis
le renversement du président Mohamed Morsi par l'armée, le président
intérimaire, Adly Mansour, a décidé de dissoudre, ce vendredi 5 juillet
l'Assemblée nationale, largement dominé par les islamistes. Que va-t-il
se passer, selon vous ?
La
dissolution de l'Assemblée populaire dans la foulée de la suspension de
la constitution signifie clairement l'instauration de la loi martiale
et de mesures d'exception. La décision d'Adly Mansour ne fait
qu'entériner les mesures énoncées par le Général Sissi dans son discours
télévisé annonçant la destitution du président Morsi. Officiellement
jusqu'à la mise en place de nouvelles élections, l’Égypte sera gouvernée
par des technocrates chargés d'assurer la gestion courante des affaires
du pays. C'est à dire par un gouvernement illégitime puisque non issu
des urnes. En procédant à un coup d’État, le Conseil Suprême des Forces
Armées a mis brutalement un terme à la transition démocratique jusque là
en cours en Égypte. Un processus certes chaotique, mais tout de même en
cours ! Cela signifie clairement que l'instauration d'un État de droit
n'est pas pour demain. La conclusion de mon livre « à l'ombre du Sphinx, la démoctature a encore de beaux jours devant elle », s'avère malheureusement pertinente.
Que
vont devenir les frères musulmans et les salafistes ? Ne risquent-ils
pas, d'une part, de passer une nouvelle fois pour des martyrs et
d'autre part se radicaliser ?
Il
ne faudra pas s'étonner de la radicalisation d'une partie des
islamistes qui sont en droit aujourd'hui de s'estimer trahis par une
armée qui s'était portée garante de la transition démocratique. Pour
faire simple, le camp islamiste est partagé entre partisans de la
légalité, majoritaires et une minorité qui prône le recours à la
violence. Avec ce coup d’État, l'armée vient de renforcer les activistes
radicaux et la prise du gouvernorat d'El Arish, dans le Sinaï, par un
groupe d'islamistes armé est le premier de leur fait d'arme. Dès lors,
il faut s'attendre à un cycle de répression, avec notamment
l'arrestation massive de militants islamistes. Kheyrat Shater, le numéro
2 du Parti pour la Liberté et la Justice vient d'ailleurs d'être
incarcéré à la prison de Tora. L'exclusion brutale des Frères Musulmans
du champ politique est particulièrement dangereuse car, jusqu'à présent,
ils se sont montré respectueux de la légalité constitutionnelle. Leur
mise hors la loi laisserait le champ libre à des groupes radicaux, des
Gami'a islamiya reconstituées, qui n'auraient aucun mal à recruter parmi
la jeunesse des quartiers où la pauvreté est endémique. Précisons que
les membres des anciennes Gami'a islamiya, y compris ceux qui avaient
participé à l'assassinat du président Saadate, ont été libérés dès le
mois de mars 2011. Dès lors, il n'est pas à exclure que
l'instrumentalisation de la violence de ces groupes par la police
politique permette de légitimer la répression et de mettre au pas
l'ensemble de la société égyptienne, y compris les contestataires
laïques.
Comment réagissent les personnes avec lesquelles vous avez noué des liens sur la place Tahrir ?
Les
réactions sont mitigées. Après le temps d'euphorie due au succès massif
des manifestations du 30 juin, le doute s'installe. Et pour cause: Les
arrestations massives de militants, condamnés ensuite par des tribunaux
militaires, sont encore dans toutes les mémoires! Même si certains,
aveuglés par leur anti-islamisme primaire ont applaudi le coup d’État,
la plupart des jeunes acteurs de la société civile n'accordent pas leur
confiance au Conseil militaire. Dans son dernier communiqué, par
exemple, le Mouvement des Jeunes du 6 avril - qui avait été l'un des
fers de lance des journées de révolte de janvier-février 2011- exige de
l'armée qu'elle respecte les « demandes de la révolution », à savoir
l'instauration de la justice sociale et des libertés individuelles, le
respect de la dignité humaine ainsi que l'éradication de la corruption. Sous aucun ciel la démocratie n'est née à l'ombre des mitraillettes !
Peut-on comparer les situations égyptiennes et turques ?
Rien
n’est comparable entre les deux situations, sauf la colère populaire,
et un dirigeant affaibli par cette colère. Le Premier ministre Erdogan a dû
renoncer à la destruction du parc Gezi à Istanbul sous la pression de la
rue, après des semaines de contestation et sur décision de la justice
qui a annulé ce projet. Même si cette contestation est menée, comme en
Égypte, par les segments laïcs de la population contre ce qu'elle
considère "une dérive islamiste des tenants du pouvoir", la similitude
s'arrête là. L'armée turque est largement sous le contrôle du
gouvernement - du moins jusqu'à présent- et la situation sociale et
économique est bien moins explosive en Turquie qu'en Égypte. Précisons
aussi que le Parti de la Justice et du Développement (l'AKP) gouverne la
Turquie depuis 10 ans et que lors des dernières élections, il a fait un score de 50%
des suffrages. Autrement dit, Erdogan peut se prévaloir d'une légitimité bien
ancrée!
Il
serait plus judicieux de comparer l’Égypte à l'Algérie. Le coup d'état
militaire du 12 janvier 1992 avait suspendu les élections législatives,
largement remportées au premier tour par le Front Islamique du Salut, et
plongé le pays dans une décennie sanglante. Souhaitons que les
Égyptiens ne connaissent pas le même sort, même si on ne peut exclure
aujourd'hui cette possibilité tant la situation s'annonce volatile...
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